Robin
Socrate : Allons, bienheureux jeune homme! [b] crois-m’en et aussi l’inscription du temple de Delphes: «Connais-toi toi-même»! Voilà nos adversaires, mais non point ceux que tu crois, et, pour leur être supérieurs, il n’y aurait qu’un moyen, qui serait d’y réussir par l’application et par la compétence: deux avantages qui, si tu dois en être privé, te priveront aussi de te faire un nom chez les Grecs comme chez les Barbares; ce qui est ton ambition, comme rien d’autre n’est celle de personne d’autre!
Alcibiade: Quelle est alors, Socrate, cette application qu’il nous faut avoir? Es-tu à même de me l’expliquer? Car ce que tu as dit a un air de vérité à nul autre pareil!
— [c] Oui, j’en suis à même. Le fait est pourtant que, pour la manière dont nous pourrions nous rendre les meilleurs possible, c’est là une question à débattre entre nous deux! Car ce n’est certes pas à ton sujet, mais non pas au mien, que je parle de la méthode selon laquelle on doit se cultiver: il n’y a qu’un point par lequel je diffère de toi!
— Lequel?
— Mon tuteur à moi vaut mieux et est plus sage que ton tuteur à toi: Périclès!
— Qui est-ce, Socrate?
— Un Dieu , Alcibiade, celui-là même qui, jusqu’à ce jour, ne me laissait pas m’entretenir avec toi; et c’est à lui aussi que je me fie pour dire que la révélation ne te viendra par personne d’autre que par moi!
— [d] Tu t’amuses, Socrate!
— Il se peut! Ce qui à coup sûr est la vérité, c’est de dire, comme je fais, que nous avons tous deux besoin d’application; ou, bien plutôt, que tous les hommes en ont besoin, mais nous deux du moins à un degré tout à fait éminent!
— Pour ce qui est de moi, tu ne te trompes pas!
— Et pas davantage, assurément, pour ce qui est de moi!
— Dans ces conditions, quelle devrait donc être notre attitude?
— Ni de renoncement, camarade, ni non plus de mollesse!
— Au moins est-ce une attitude, Socrate, qui ne sied sûrement pas!
— Non en effet. Il faut au contraire procéder en commun à cet examen. Dis-moi, nous avons bien affirmé, n’est-ce pas, que notre intention était de nous rendre les meilleurs possible?
— [e] Oui.
— En quel mérite?
— En celui-là même, c’est clair, que possèdent précisément les hommes qui ont de la valeur.
— Qui ont de la valeur en quoi?
— Dans la conduite de leurs affaires, c’est évident.
— De quelles affaires? Sont-ce des affaires de cheval?
— Non certes!
— Car alors ce sont les hommes de cheval que nous irions trouver?
— Oui.
— Est-ce cependant des affaires de navigation que tu veux parler?
— Non.
— Car alors ce sont les navigateurs que nous irions trouver?
— Oui.
— Quelles affaires enfin? Et quels sont les gens dont ce sont les affaires?
— Ce sont celles-là mêmes qui sont l’affaire de ceux des Athéniens qui sont des hommes accomplis!
— [125a] Mais quels sont, à t’entendre, ces hommes accomplis? Ceux qui ont bon jugement? ou ceux qui sont dénués de jugement?
— Ceux qui ont bon jugement!
— Mais ce en quoi chacun a bon jugement, c’est en cela qu’il a de la valeur?
— Oui.
— Tandis que celui qui est dénué de jugement, n’a point de valeur?
— Comment en effet le nier?
— Or, le cordonnier est de bon jugement pour la confection des chaussures?
— Hé! absolument.
— Donc, pour ce qui est des chaussures, il a de la valeur?
— Il a de la valeur.
— Mais quoi? Pour ce qui est de la confection des vêtements, le cordonnier n’est-il pas dénué de jugement?
— Oui.
— [b] Donc, pour cela il n’a pas de valeur?
— Oui.
— Ainsi, aux termes au moins de notre propos, le même homme, et n’a pas de valeur, et a de la valeur?
— Évidemment!
— Mais veux-tu dire que les hommes de valeur, aussi bien n’ont pas de valeur?
— Non certes!
— Qui peuvent bien être cependant ceux dont tu veux dire qu’ils ont de la valeur?
— Ce sont, à mon sens, ceux qui ont le pouvoir d’être les maîtres dans l’État.
— Non pas, je pense, maîtres de chevaux?
— Certes non!
— Mais d’hommes?
— Oui.
— Est-ce d’hommes qui sont mal portants?
— Non.
— Est-ce cependant de gens qui naviguent?
— Ce n’est pas d’eux que je parle!
— Mais des moissonneurs?
— Non.
— [c] Eh bien alors! est-ce de gens qui font quelque chose? ou de gens qui ne font rien?
— Je veux parler de gens qui font quelque chose!
— Qui font quoi? Oui, essaie de me le montrer.
— Eh bien! voici: je veux parler de ceux, et qui prennent avec eux-mêmes des engagements, et qui se rendent de mutuels services, ainsi que cela a lieu dans notre vie en société.
— Ainsi donc ces maîtres dont tu veux parler, le sont d’hommes qui emploient d’autres d’hommes?
— Oui.
— Est-ce des chefs de chiourme, employant des rameurs?
— Certes non!
— Car cette valeur-là est du domaine, n’est-ce pas, de la conduite des navires?
— Oui.
— Mais veux-tu parler d’être maître à l’égard des joueurs de flûte, [d] qui dirigent les chanteurs et emploient des choreutes?
— Non certes!
— Car, n’est-ce pas, [il s’agit] cette fois, [d’]une valeur qui est du domaine de l’instruction des chœurs?
— Hé! absolument.
— Mais que veux-tu dire enfin, quand tu parles d’être capable d’être le maître d’hommes qui emploient d’autres hommes?
— Je veux dire: d’hommes qui forment une communauté politique et que lie un contrat mutuel; voilà les hommes dont il faut être capable d’être le maître dans l’État!
— Eh bien! quel est cet art-là? C’est comme si de nouveau je te demandais, ainsi que tout à l’heure: quel est l’art qui nous fait savoir être maîtres de ceux qui forment une communauté de navigation?
— C’est l’art de conduire un navire.
— [e] Et quand, ainsi qu’on le disait tout à l’heure, c’est une communauté unissant des chanteurs, quel est le savoir qui nous fait leur maître?
— Celui que tu disais il n’y a qu’un instant: la science de l’instruction des chœurs.
— Mais quoi? Quel nom donnes-tu à la science relative aux communautés politiques?
— Le nom de science du bon conseil, Socrate!
— Eh quoi! est-elle, à ton sens, dénuée de bon conseil, la science du capitaine de navire?
— Non certes!
— C’est au contraire une science du bon conseil?
— [126a] C’est aussi mon avis: il est en vérité le seul à pouvoir assurer la sécurité de ceux qui font la traversée sur son navire.
— Bien dit! Mais quoi? Ce bon conseil dont tu parles, quel en est l’objet?
— C’est d’administrer au mieux l’État et d’en assurer la sécurité.
— Or, quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait que l’État est administré au mieux et est en sécurité? C’est comme si tu me demandais: «Quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait que le corps est administré au mieux et sauvegarde sa bonne santé?»; je te répondrais: «C’est la présence d’une bonne santé et l’absence de maladie.» N’est-ce pas ton avis, à toi aussi?
— [b] Oui.
— Et si maintenant tu me demandais: «Quelle est la chose dont la présence fait que ma vue est au mieux?», je te répondrais que c’est la présence de vision et l’absence de cécité, et, pour les oreilles, qu’elles sont dans une meilleure condition et s’entretiennent mieux quand la surdité est absente et que l’audition y est présente.
— C’est juste.
— Et l’État maintenant? Quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait qu’il est en meilleure condition, qu’il s’entretient mieux et est mieux administré?
— [c] C’est, à mon avis, Socrate, quand les citoyens y sont amis les uns des autres, et que la haine et l’esprit de parti en sont absents.
— Eh bien! ce que tu appelles être amis, est-ce être en concorde, ou en discorde?
— En concorde.
— En vertu de quel art donc y a-t-il concorde entre les États touchant les nombres?
— En vertu de l’art des nombres4.
— Et [pour] les simples particuliers? n’est-ce pas en vertu du même art?
— Oui.
— Mais chacun aussi avec lui-même?
— Oui.
— Mais en vertu de quel art chacun est-il en concorde avec lui-même [d] au sujet de la spithame et de la coudée, sur le point de savoir laquelle est plus grande? n’est-ce pas en vertu de l’art de mesurer?
— Sans conteste!
— Mais également, les uns avec les autres, les particuliers comme les États?
— Oui.
— Et sur une question de poids? Ne sera-ce pas tout pareil?
— C’est ce que je dis.
— Qu’est-ce enfin que cette concorde dont tu parles? Quel en est l’objet? Quel est l’art qui la produit? L’art même qui la procure à l’État, est-ce lui qui la procure aussi au simple particulier? et, à ce dernier, à l’égard de lui-même comme à l’égard d’autrui?
— C’est au moins vraisemblable, à coup sûr!
— Quel est-il donc? Ne te lasse pas de me répondre, [e] mets-y tout ton cœur au contraire!
— Ce que j’entends, je crois, par amitié et par concorde, c’est l’accord de sentiments que l’affection établit chez les père et mère à l’égard de leur fils, chez le frère à l’égard de son frère, chez la femme à l’égard de son mari.
— Croirais-tu donc, Alcibiade, qu’il soit possible à un mari d’être en accord de sentiment avec sa femme au sujet du travail de filer la laine? entre celui qui ne sait pas et celle qui sait?
— Non certes!
— À vrai dire, ce n’est pas du tout nécessaire, car c’est là un objet tout féminin d’instruction.
— Oui.
— [127a] Mais quoi? Au sujet du travail de l’hoplite, la femme, qui ne s’en est point instruite, pourrait-elle être en accord de sentiment avec son mari?
— Non certes!
— Car, cette fois, tu me dirais probablement que c’est un objet tout masculin d’instruction?
— Comment le nier?
— Il y a donc, d’après tes propres paroles, des objets d’instruction dont les uns sont féminins et les autres, masculins?
— Comment le nier?
— Donc ce n’est pas là dedans que réside la concorde des femmes avec leurs maris?
— Non.
— Pas davantage leur affection, si c’est l’affection qui fonde la concorde?
— Évidemment non!
— Donc, ce n’est pas en tant que les femmes font le travail qui est le leur, qu’elles sont aimées de leurs maris!
— Cela n’en a pas l’air!
— Donc, pas davantage les maris par leurs femmes en tant qu’ils font le travail qui est le leur.
— Non.
— De sorte que les États ne sont pas excellemment administrés non plus de cette façon-là, quand chacun y fait l’ouvrage qui est le sien propre?
— C’est, quant à moi, ce que je crois, Socrate.
— Comment l’entends-tu? Sans la présence de l’amitié? de l’amitié dont nous disions que son existence à l’intérieur des États leur permet d’être excellemment administrés et que sans cela, ils ne le seraient pas?
— Il me semble cependant que, même à ce point de vue, il existera en eux de l’amitié, [b] parce que, de part et d’autre, chacun y fera l’ouvrage qui est proprement le sien!
— Au moins n’était-ce pas ton avis il n’y a qu’un instant! De fait, que veux-tu dire cette fois? Que, sans l’existence d’une concorde intérieure, il peut exister en eux de l’amitié? Ou bien que l’existence d’un accord de sentiments est possible sur des questions que les uns connaissent, et non les autres?
— Il n’y a pas moyen!
— Mais est-ce une conduite juste ou une conduite injuste que l’on a, quand chacun fait son travail à soi?
— Une conduite juste! Peut-on le nier en effet?
— Mais ne se forme-t-il pas une amitié mutuelle entre les citoyens qui, dans l’État, se conduisent d’une manière juste?
— Il me semble, cette fois, que c’est forcé, Socrate!
— [c] Qu’entends-tu donc enfin par cette amitié ou concorde, au sujet de laquelle, pour être hommes de valeur, nous devons être sages aussi bien que de bon conseil? Je n’arrive pas en effet à comprendre, ni en quoi elle consiste, ni chez qui elle existe; car (c’est ce qui résulte de ton langage) tantôt elle apparaît présente chez les mêmes sujets, et tantôt non!
Cousin
Ainsi, mon cher Alcibiade, suis mes conseils, et obéis au précepte écrit sur la porte du temple de Delphes : Connais-toi [124b] toi-même. Car les ennemis que tu auras à combattre sont tels que je te les représente, et non tels que tu te les es figurés. Il faut pour les vaincre, du soin et de l’habileté : si tu y renonces, il te faut renoncer aussi à la gloire, et chez les Grecs et chez les autres peuples ; la gloire que tu parais aimer avec plus [d]’ardeur que jamais personne n’a rien aimé.
ALCIBIADE.
De quel soin veux-tu donc parler, Socrate ? Peux-tu me l’expliquer ? Car tu as bien l’air de m’avoir dit la vérité.
SOCRATE.
Je le puis. Mais [c]’est ensemble qu’il faut chercher les moyens de [124c] nous rendre meilleurs ; car, je ne dis pas qu’il faut que tu t’instruises, et non pas moi, qui n’ai sur toi, tout au plus, qu’un seul avantage.
ALCIBIADE.
Et quel est-il ?
SOCRATE.
C’est que mon tuteur est meilleur et plus sage que ton tuteur Périclès.
ALCIBIADE.
Qui est ce tuteur ?
SOCRATE.
Le Dieu, Alcibiade, qui, avant ce jour, ne m’a pas permis de te parler ; et [c]’est en suivant ses inspirations que je te déclare que [c]’est par moi seul que tu peux acquérir de la gloire.
[124d] ALCIBIADE.
Tu plaisantes, Socrate.
SOCRATE.
Peut-être : mais enfin je te dis la vérité ; [c]’est qu’en fait de soin, nous devons en avoir beaucoup de nous-même ; tous les hommes, en général, et nous deux encore plus que les autres.
ALCIBIADE.
Moi, certainement, Socrate.
SOCRATE.
Et moi tout autant.
ALCIBIADE.
Mais comment prendre soin de nous-même ?
SOCRATE.
C’est ici, mon ami, qu’il faut chasser la paresse et la mollesse.
ALCIBIADE.
En effet, elles seraient assez déplacées.
SOCRATE.
Très déplacées, assurément. Mais examinons ensemble. [124e] Dis-moi, ne voulons-nous pas nous rendre très bons ?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Et dans quel genre?
ALCIBIADE.
Mais dans celui qui fait la bonté de l’homme.
SOCRATE.
Et quel est l’homme bon ?
ALCIBIADE.
Évidemment, l’homme bon aux affaires.
SOCRATE.
Mais quelles affaires ? Non pas celles qui concernent les chevaux ?
ALCIBIADE.
Non, certes.
SOCRATE.
Car cela regarde les écuyers.
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Veux-tu dire les affaires qui concernent la marine ?
ALCIBIADE.
Non plus.
SOCRATE.
Car cela regarde les pilotes.
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Quelles affaires donc ?
ALCIBIADE.
Les affaires qui occupent nos meilleurs Athéniens.
[125a] SOCRATE.
Qu’entends-tu par nos meilleurs Athéniens ? Sont-ce les insensés ou les hommes de sens ?
ALCIBIADE.
Les hommes de sens.
SOCRATE.
Ainsi, tout homme de sens est bon ?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Et tout insensé, mauvais.
ALCIBIADE.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais un cordonnier a tout le sens nécessaire pour faire des souliers ; il est donc bon pour cela ?
ALCIBIADE.
Fort bon.
SOCRATE.
Mais le cordonnier est tout-à-fait dépourvu de sens pour faire des habits?
ALCIBIADE.
Oui.
[125b] SOCRATE.
Et, par conséquent, il est mauvais pour cela ?
ALCIBIADE.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Il suit de là que ce même homme est à-la-fois bon et mauvais ?
ALCIBIADE.
Il semble.
SOCRATE.
Tu dis donc que les hommes bons sont aussi mauvais ?
ALCIBIADE.
Point du tout.
SOCRATE.
Qu’entends-tu donc par hommes bons ?
ALCIBIADE.
Ceux qui savent gouverner.
SOCRATE.
Gouverner quoi ? Les chevaux ?
ALCIBIADE.
Non.
SOCRATE.
Les hommes?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Les malades ?
ALCIBIADE.
Eh ! non.
SOCRATE.
Ceux qui naviguent ?
ALCIBIADE.
Je ne dis pas cela.
SOCRATE.
Ceux qui font les moissons ?
ALCIBIADE.
Non pas.
[125c] SOCRATE.
Qui donc ? Ceux qui font quelque chose, ou ceux qui ne font rien.
ALCIBIADE.
Ceux qui font quelque chose.
SOCRATE.
Et qui font, quoi ? Tâche de me le faire comprendre.
ALCIBIADE.
Ceux qui traitent ensemble, et qui se servent les uns des autres, comme nous vivons dans la société.
SOCRATE.
C’est donc gouverner des hommes qui se servent [d]’autres hommes ?
ALCIBIADE.
Précisément.
SOCRATE.
Gouverner, par exemple, les bossemans, qui se servent de rameurs ?
ALCIBIADE.
Non pas.
SOCRATE.
Car cela appartient à l’art du pilote ?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Est-ce donc gouverner les joueurs de flûte, [125d] qui commandent aux musiciens et se servent des danseurs ?
ALCIBIADE.
Non, pas davantage.
SOCRATE.
Car cela regarde l’art du maître des chœurs ?
ALCIBIADE.
Sans doute.
SOCRATE.
Qu’attends-tu donc par gouverner des hommes qui se servent des autres hommes?
ALCIBIADE.
J’entends que [c]’est gouverner des hommes qui vivent ensemble sous l’empire des lois, et forment une société politique.
SOCRATE.
Et quel est l’art qui apprend à les gouverner ? Comme, par exemple, si je te demandais quel est l’art qui enseigne à gouverner tous ceux qui forment l’équipage [d]’un navire ?
ALCIBIADE.
C’est l’art du pilote.
[125e] SOCRATE.
Et si je te demandais quel est l’art qui enseigne à gouverner ceux qui forment le chœur, comme nous disions tout à l’heure ?
ALCIBIADE.
C’est l’art du maître de chœur, comme tu disais.
SOCRATE.
Eh bien ! comment appelles-tu l’art de gouverner ceux qui forment une association politique ?
ALCIBIADE.
Pour moi, Socrate, je l’appelle l’art de bien conseiller.
SOCRATE.
Comment ! l’art du pilote est-il l’art de donner de mauvais conseils?
ALCIBIADE.
Non.
SOCRATE.
N’est-ce pas aussi l’art [d]’en donner de bons?
[126a] ALCIBIADE.
Assurément, pour le salut de ceux qui sont dans le vaisseau.
SOCRATE.
Fort bien dit. Maintenant, de quels bons conseils veux-tu donc parler, et à quoi est-ce qu’ils tendent ?
ALCIBIADE.
Ils tendent au salut de la société et à son meilleur état.
SOCRATE.
Et quelle est la chose dont la présence ou l’absence soutient la société, et lui procure son meilleur état ? Si tu me demandais : Qu’est-ce qui doit être et n’être point dans un corps, pour faire qu’il soit sain et dans le meilleur état ? Je te répondrais, sur le champ, que ce qui doit y être, [c]’est la santé ; et ce qui doit n’y être pas, [c]’est la maladie. Ne le crois-tu pas comme moi?
[126b] ALCIBIADE.
Tout comme toi.
SOCRATE.
Et si tu me demandais la même chose sur l’œil, je te répondrais de même que l’œil est dans le meilleur état, quand la vue y est, et que la cécité n’y est pas. Et les oreilles aussi, quand elles ont tout ce qu’il faut pour bien entendre, et qu’il n’y a aucune surdité, elles sont très bien et dans l’état le meilleur possible.
ALCIBIADE.
Cela est juste.
SOCRATE.
Et une société, qu’est-ce qui doit y être ou n’y être pas, pour qu’elle soit très bien et dans le meilleur état?
[126c] ALCIBIADE.
Il me semble, Socrate, que c’est quand l’amitié est entre tous les citoyens, et que la haine et la division n’y sont point.
SOCRATE,
Qu’appelles-tu amitié, est-ce la concorde ou la discorde ?
ALCIBIADE.
La concorde.
SOCRATE.
Quel est l’art qui fait sur les nombres ?
ALCIBIADE.
L’arithmétique.
SOCRATE.
N’est-ce pas elle aussi qui fait que, sur cela, les particuliers s’accordent entre eux ?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Et chacun avec lui-même ?
ALCIBIADE.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Et quel est ; l’art qui fait que chacun est [d]’accord avec lui-même [126d] sur la grandeur relative [d]’une palme et [d]’une coudée ? N’est-ce pas l’art de mesurer ?
ALCIBIADE.
Et lequel donc ?
SOCRATE.
Et les états et les particuliers s’accordent par là ?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Et sur ce point, n’est-ce pas la même chose ?
ALCIBIADE.
La même chose.
SOCRATE.
Et la concorde, dont tu parles, quelle est-elle ? En quoi consiste-t-elle ? Et quel est l’art qui la produit ? Celle [d]’un état, est-ce celle du particulier, qui le fait être [d]’accord avec lui-même et avec les autres ?
ALCIBIADE.
Mais il me semble, du moins.
SOCRATE.
Quelle est-elle donc, je te prie ? Ne te lasse point de me répondre, et [126e] instruis-moi, par charité.
ALCIBIADE.
Je crois que [c]’est cette amitié et cette concorde par laquelle un père et une mère s’accordent avec leurs enfants, un frère avec son frère, une femme avec son mari.
SOCRATE.
Mais penses-tu qu’un mari puisse être [d]’accord avec sa femme sur ses ouvrages de laine, qu’elle entend à merveille, lui qui n’y entend rien ?
ALCIBIADE.
Non, sans doute.
SOCRATE.
Il ne le faut pas même, le moins du monde, car [c]’est un talent de femme.
ALCIBIADE.
Oui.
[127a] SOCRATE.
Est-il possible qu’une femme s’accorde avec son mari sur ce qui regarde les armes, elle qui ne sait ce que [c]’est ?
ALCIBIADE.
Non.
SOCRATE.
Car dirais-tu peut-être, [c]’est un talent [d]’homme.
ALCIBIADE.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Il y a donc, selon toi, des talens de femmes, et [d]’autres réservés aux hommes.
ALCIBIADE.
Pourrait-on le nier ?
SOCRATE.
Il est donc impossible que, sur cela, les femmes soient [d]’accord avec leurs maris.
ALCIBIADE.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Et, par conséquent, il n’y aura point [d]’amitié, puisque l’amitié n’est que la concorde.
ALCIBIADE.
Non, à ce qu’il paraît.
SOCRATE.
Ainsi, quand une femme fera ce qu’elle doit faire, elle ne sera pas aimée de son mari?
[127b] ALCIBIADE.
Il n’y a pas d’apparence.
SOCRATE.
Et quand un mari fera ce qu’il doit faire, il ne sera pas aimé de sa femme ?
ALCIBIADE.
Non.
SOCRATE.
Ce n’est donc pas quand chacun fait ce qu’il doit faire, que la société va bien ?
ALCIBIADE.
Si fait, je le crois, Socrate.
SOCRATE.
Comment dis-tu ? Une société ira bien sans que l’amitié y règne ? Ne sommes-nous pas convenus que c’est par l’amitié qu’un état est bien réglé, et qu’autrement, il n’y a que désordre et confusion ?
ALCIBIADE.
Mais il me semble que c’est cela même qui produit l’amitié, que chacun fasse ce qu’il a à faire.
[127c] SOCRATE.
Ce n’est pas du moins ce que tu disais tout-à-l’heure ; mais comment dis-tu donc présentement ? Sans la concorde peut-il y avoir amitié ? Et peut-il y avoir de la concorde sur les affaires que les uns savent, et que les autres ne savent pas ?