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PRIMEIRO ALCIBÍADES

Platão (Alcibíades I:119b-124a) – Política

sexta-feira 11 de fevereiro de 2022, por Cardoso de Castro

      

Robin

Socrate  : Vraiment! Mais, en ce qui te concerne toi-même, qu’as-tu en tête? Est-ce de t’en tenir à l’état où tu es? ou bien de t’employer à quelque affaire?

Alcibiade: [b] Question à débattre entre nous deux, Socrate! À t’entendre parler, je réfléchis cependant, et j’en viens à ton sentiment: oui, les hommes qui gèrent les affaires de l’État me semblent, hors un petit nombre, des gens sans culture!

— Et après? Qu’est-ce que cela fait?

— S’ils avaient, je pense, reçu de la culture, il faudrait que celui dont le projet est d’entrer en compétition avec eux se mît à apprendre et à s’exercer, comme si c’était contre des athlètes qu’il eût à lutter! En fait, puisque ceux-là même qui ne sont pas des spécialistes viennent se mêler des affaires publiques, quel besoin ai-je, moi, de m’exercer et d’apprendre? [c] Je sais fort bien en effet que, rien que par mes dons naturels, j’aurai, et de loin, sur ces gens-là une supériorité absolue!

— Oh! oh! qu’est-ce que tu viens de dire là, mon très bon? Comme cela est indigne de ton caractère et des autres qualités que tu possèdes!

— Eh bien quoi? Qu’as-tu en vue, Socrate, en me parlant ainsi?

— J’en suis navré pour toi, aussi bien que pour l’affection que je te porte!

— En quoi donc?

— En ce que tu as pu croire que les gens d’ici étaient ceux avec qui tu es en compétition!

— Mais quels sont mes véritables compétiteurs?

— [d] Est-il digne en vérité, pour un homme qui pense avoir de grands desseins, de poser une telle question?

— Que veux-tu dire? Ce n’est pas des gens d’ici que je suis le compétiteur?

— Suppose que tu aies en tête de gouverner une trière qui doit prendre part à un combat naval: te suffirait-il d’être, pour tout ce qui est de la gouverner, supérieur à ceux qui montent cette trière avec toi? Ou bien, tout en pensant que cela doit être en effet, n’auras-tu pas tourné ton regard vers ceux qui sont tes compétiteurs authentiques, au lieu, comme à présent, de les tourner vers ceux qui ne sont que tes associés dans cette compétition? associés sur lesquels il faut sans doute que tu aies une supériorité assez grande [e] pour que tu ne les prennes pas pour des compétiteurs, mais pour des associés, accablés de ton mépris, dans une compétition engagée contre les ennemis? À supposer, bien entendu, que réellement tu aies en tête de produire à tous les yeux une belle œuvre, une œuvre digne de toi et digne de la Cité!

— Il est certain que c’est bien là ce que j’ai en tête!

— Dans ces conditions, il est tout à fait indigne de toi de te contenter d’être supérieur à nos soldats et de ne pas plutôt tourner ton regard vers les chefs de l’adversaire, pour voir si, à eux, tu pourrais leur être supérieur, et dans les projets, et dans les efforts que tu dirigerais contre eux!

— [120a] Quels sont les chefs dont tu veux parler?

— Ne sais-tu pas qu’à toute occasion notre république est en guerre avec les Lacédémoniens comme avec le Grand Roi?

— C’est la vérité!

— Si donc tu as vraiment en tête d’être, pour notre république, un chef, est-ce que, en jugeant ta compétition dirigée contre les rois de Lacédémone et contre le roi de Perse, tu ne jugerais pas correctement?

— Il est possible que tu dises vrai!

— Point du tout, mon bon! C’est plutôt sur Midias, [b] l’éleveur de cailles, qu’il te faut porter ton regard, et sur d’autres gens du même acabit, qui entreprennent de gérer les affaires de la Cité, alors que, faute de culture, ils ont encore, comme diraient les femmes, l’âme tondue ainsi qu’un crâne d’esclave, quoiqu’ils n’aient pas déjà perdu leurs cheveux; alors que, parlant encore patois, ils sont venus   se faire les flatteurs du Peuple, au lieu d’en être les dirigeants! Oui, c’est le regard attaché à ces gens dont je parle, qu’il te faut, enfin, être insouciant de toi-même; ne chercher, au moment d’être compétiteur dans une compétition de cette envergure, ni à t’instruire de tout ce qui dépend d’une instruction, [c] ni à t’exercer, après t’y être en tout préparé comme on doit s’y préparer, à tout ce qui réclame de l’exercice, voilà les conditions dans lesquelles tu abordes la gestion des affaires de l’État!

— Eh bien! m’est avis, Socrate, que tu n’as pas tort! À la vérité, je pense que les généraux des Lacédémoniens et le roi des Perses ne sont pas du tout supérieurs au reste des hommes!

— Mais cette pensée, mon très-bon, examine quelle en est la valeur.

— À quel point de vue?

— En premier lieu, penses-tu que tu aurais, ou non, un plus grand souci de toi-même, [d] si d’eux tu avais peur et si tu les croyais redoutables?

— Un plus grand souci, c’est clair, si je les pensais redoutables!

— Et ce souci que tu aurais de toi-même, est-ce que tu penses qu’il te ferait quelque tort?

— Pas le moindre tort! Au contraire, j’y gagnerais même grandement!

— Ainsi, voilà déjà un mal qui, pour autant, réside en la pensée que tu as à leur sujet!3

— Tu dis vrai.

— Eh bien! en second lieu, elle est mauvaise en ce qu’elle est fausse, à l’envisager d’après les vraisemblances...

— Et en quoi donc?

— Y a-t-il, ou non, vraisemblance que de meilleurs naturels [e] apparaissent dans des familles où il y a de la noblesse?

— Dans les familles où il y a de la noblesse, c’est clair!

— Et aussi, que ceux qui sont bien nés parviennent, à condition aussi d’avoir été élevés comme il le faut, à la perfection dans la voie du vrai mérite?

— Forcément!

— Dès lors, mettant en face   les unes des autres les conditions qui sont les nôtres et celles qui sont les leurs, examinons, pour commencer, si les rois des Lacédémoniens et des Perses sont, à notre avis, de familles moins nobles. Or, ne savons-nous pas que les premiers sont des descendants d’Héraclès, les seconds, d’Achéménès, et que l’on fait remonter à Persée, fils   de Zeus  , la généalogie d’Héraclès comme celle d’Achéménès?

— [121a] En fait, Socrate, notre généalogie, qui remonte à Eurysacès, elle aussi, par Eurysacès remonte à Zeus!

— En fait aussi, la mienne, noble seigneur Alcibiade, remonte à Dédale, et, par Dédale, à Hèphaîstos, fils de Zeus! Mais leur généalogie à eux, à partir de la souche primitive, c’est, jusqu’à Zeus, un roi après un roi: les uns, rois d’Argos et de Lacédémone, les autres de tout temps rois de la Perse et, maintes fois aussi, de toute l’Asie; comme c’est le cas à présent. Nous, d’autre part, aussi bien que nos pères, nous ne sommes que des bourgeois! [b] Et s’il te fallait exposer à Artaxerxès, le fils de Xerxès, ce que sont tes ancêtres, et lui parler de Salamine, la patrie d’Eurysacès, et d’Égine, celle de son prédécesseur Eaque, à quel grand éclat de rire ne penses-tu pas que tu t’exposerais de sa part! Garde-toi de ne pas nous juger inférieurs à ces gens-là, tant par la majesté de la race que, d’un autre côté, par la façon dont on nous élève! Ne t’es-tu pas rendu compte de tout ce qu’il y a de grand dans les rois de Lacédémone, dont les femmes sont placées officiellement sous la surveillance des Éphores, pour éviter, autant que possible, qu’il y ait, sans qu’on s’en doute, [c] un roi né d’un père étranger à la race des Hèraclides? Quant au roi des Perses, il est d’une essence tellement supérieure que personne n’a le soupçon qu’un roi pourrait naître d’un autre que d’un roi; aussi, la crainte suffit-elle à servir de garde à la femme du roi.

» Or, [lorsque naît] le premier enfant, l’héritier du trône précisément, il y a d’abord fête générale dans le royaume, chez tous les sujets du roi; puis, dans les temps qui suivent, ce jour anniversaire donne lieu, dans l’Asie tout entière, à des sacrifices et à des fêtes. [d] (Nous, au contraire, quand nous naissons, selon le mot du poète comique, nos voisins eux-mêmes, Alcibiade, ne s’en aperçoivent pas beaucoup!) Après quoi, l’enfant est élevé, non point par une misérable nourrice, mais par ceux des eunuques de l’entourage du roi qui auront été jugés les plus capables, et auxquels il est tout spécialement prescrit de prendre soin de lui, de mettre tout en œuvre pour que l’enfant devienne très beau, en modelant ses membres, en les redressant; tâche dont l’accomplissement leur vaut une grande considération. [e] Quand les enfants ont sept ans, on les met à cheval et ils fréquentent l’école d’équitation; c’est alors qu’ils commencent d’aller à la chasse. Une fois âgés de deux fois sept ans, ils sont pris en main par ceux qu’on appelle là-bas les pédagogues royaux. Il y en a quatre, hommes d’âge mûr, que l’excellence de leur réputation a fait choisir parmi les Perses: celui-ci parce qu’il est le plus sage de savoir, celui-là parce qu’il est le plus juste, cet autre parce qu’il est le plus sage de mœurs, cet autre enfin parce qu’il est le plus courageux. [122a] Le premier lui enseigne la science des Mages, la science de Zôroastre, fils d’Oromazès, c’est-à-dire le culte des Dieux, et aussi la science royale. Celui qui est le plus juste lui enseigne à dire toute sa vie la vérité. Celui qui est le plus sage de mœurs lui enseigne à ne pas non plus se laisser dominer par aucun plaisir, afin qu’il s’habitue à être un homme libre et réellement un roi, en commençant par dominer ses penchants intimes, au lieu de s’y asservir. Le plus courageux fait de lui un être sans peur et que rien n’effraie, [b] dans la pensée qu’à s’effrayer on se rend esclave. Or, à toi, Périclès t’a donné pour pédagogue celui de ses esclaves qui, en raison de sa vieillesse, rendait le moins de services, Zôpyre le Thrace! Je pourrais te donner d’autres détails encore sur la façon dont on élève et dont on éduque tes compétiteurs, si ce ne devait être une grande affaire et si ces indications ne suffisaient pas pour te montrer tout ce qui en est encore la conséquence. Mais les conditions de la naissance, la façon d’être élevé et éduqué, pas plus à ton égard, Alcibiade, qu’à l’égard de n’importe quel autre Athénien, il n’y a, pour ainsi dire, personne qui s’en soucie, à moins que justement ce ne soit quelqu’un qui a pour toi de l’amour.

» Or, si tu veux bien maintenant porter tes regards sur les richesses, sur le luxe, [c] sur les costumes des Perses, leurs robes à traîne, leurs huiles parfumées, sur la suite innombrable de leurs serviteurs, sur tout ce qu’ils ont encore de raffinements, tu rougirais, en faisant retour sur toi-même, de constater à quel point tu es en reste par rapport à eux! Que si, en revanche, tu consens à porter ton regard sur ce que les mœurs des Lacédémoniens ont de sage et de bien réglé, sur l’aisance avec laquelle ils s’accommodent de tout, sur l’élévation de leurs sentiments, sur l’exactitude de leur discipline, sur leur courage et leur endurance, sur leur ardeur au travail, leur amour-propre, leur culte pour les honneurs, alors, en tout ce qui est du même ordre, tu jugerais n’être qu’un enfant! [d] Que si, d’un autre côté, tu donnes quelque importance à la richesse! et que, sous ce rapport, tu t’imagines être quelqu’un qui compte, ne passons pas non plus ce point sous silence, pour le cas où, ainsi, tu te rendrais compte du niveau où tu es à cet égard! C’est ce qui arrivera en effet: pourvu que tu consentes à envisager la richesse des Lacédémoniens, tu reconnaîtras que celle de notre pays est de beaucoup au-dessous de la leur! Car, pour tout ce qu’ils ont de propriétés terriennes, tant chez eux qu’en Messènie, il n’y a personne chez nous qui puisse leur disputer l’avantage, ni quant à l’étendue, ni quant à la valeur de la terre; pas davantage pour la possession d’esclaves, particulièrement de leurs hilotes; [e] ni non plus certainement pour celle de chevaux et de tout le cheptel d’autre sorte qu’ils ont sur les pâturages de Messènie. Tout cela, cependant, je ne m’y attarderai pas; mais, chez tous les Grecs réunis, il n’y a pas autant d’or et d’argent qu’il y en a, comme propriété privée, à Lacédémone: c’est que, depuis nombre de générations déjà, il en entre chez eux, qui vient de la Grèce tout entière, souvent même de chez les Barbares, et jamais il n’en sort; bien plutôt, il en est tout bonnement comme [123a] dans le discours que, chez Ésope  , le renard tient au lion: de la monnaie qui entre à Lacédémone, il y a des traces apparentes qu’elle en a pris le chemin, mais nulle part on n’en saurait voir indiquant qu’elle en soit sortie! En sorte qu’on doit être parfaitement certain que les gens de ce pays-là sont, de tous les Grecs, les plus riches en or et en argent, et, parmi eux, leurs rois; car, sur les entrées de ce genre, c’est aux rois que revient, et le plus fréquemment, la part la plus importante, sans parler encore de cet «impôt royal», [b] que versent à leurs rois les Lacédémoniens et qui n’est pas peu de chose! Ajoute que cette fortune des Lacédémoniens, dont l’importance est grande comparée à la richesse du reste des Grecs, n’est rien en comparaison de la richesse des Perses et de celle de leur roi. J’ai en effet entendu raconter à l’un de ceux qui se sont rendus en visite à la cour du Grand Roi, un homme digne de confiance, qu’il était, durant une marche de près d’un jour entier, passé par une région très vaste et très riche, que ses habitants appellent, disait-il, «la ceinture de l’épouse du Roi», tandis qu’une autre était appelée, cette fois, sa coiffe, [c] et ainsi de beaucoup d’autres lieux dont la beauté et la richesse constituaient des réserves destinées à la parure de la Reine, et qui, chacun, portaient le nom d’un des objets composant cette parure.

» Aussi mon opinion est-elle que, si l’on venait dire à Amestris, l’épouse de Xerxès et la mère du Roi: «Le fils de Dinomachè, une femme dont la parure vaut, tout au plus, peut-être cinquante mines, possesseur lui-même, à Erchia, d’une terre qui ne mesure même pas trois cents pléthres, ce fils s’est mis dans la tête de se mettre en ligne avec ton fils à toi!», elle en serait fort étonnée, ne comprenant pas sur quoi peut bien se fonder   la confiance [d] de cet Alcibiade, pour qu’il se mette en tête d’entrer en compétition avec Artaxerxès: «La confiance de cet homme-là, se dirait-elle, je pense, ne peut avoir, pour son entreprise, aucun autre fondement sinon son application et ses connaissances; car les Grecs ne possèdent pas d’autres avantages qui vaillent qu’on en parle!» Que serait-ce pourtant si on l’informait que l’entreprise présente de cet Alcibiade, premièrement est celle d’un homme qui n’a pas encore tout à fait vingt ans; en second lieu, qu’il est absolument sans culture; que, en plus de cela, alors que son amoureux lui dit la nécessité de commencer par s’instruire, [e] par avoir souci de lui-même, par s’exercer avant d’en venir à vouloir être de la sorte un compétiteur à l’égard du Grand Roi, il se refuse à le faire et prétend au contraire se contenter de l’état où il est? Elle serait, je crois, bien surprise: «Sur quoi donc enfin, demanderait-elle, se fonde la confiance de cet adolescent?» Suppose que nous lui répondions: «C’est sur sa beauté, sa haute taille, sa noble origine, sa richesse, son génie naturel!», elle estimerait, Alcibiade, que nous délirons, quand ses regards se seraient portés sur tout ce qu’il y a, en ce genre, chez les gens de son pays! Or il en serait de même, je pense, pour Lampidô, fille de Léôtychidès, [124a] femme d’Archidamas et mère d’Agis, qui tous ont été rois de Lacédémone: celle-là aussi serait fort surprise, quand ses regards se porteraient sur tous les avantages qui existent chez les siens, de constater que toi, dont l’éducation a été si mal conduite, tu te mets en tête d’être le compétiteur de son fils! Et pourtant, n’est-ce pas, semble-t-il, une honte que, de ce qu’il nous faut être pour entreprendre quelque chose contre nos ennemis, ce soient leurs femmes, qui jugent mieux que nous ne jugeons nous-mêmes sur notre propre compte?

Cousin

SOCRATE.

A la bonne heure. Mais que prétends-tu faire de toi, Alcibiade ? Veux-tu demeurer comme tu es, ou prendre un peu soin de toi?

[119b] ALCIBIADE.

Délibérons-en tous les deux, Socrate. J’entends fort bien ce que tu dis, et j’en demeure d’accord : oui, tous ceux qui se mêlent des affaires de la république ne sont que des ignorants, excepté un très petit nombre.

SOCRATE.

Et après cela ?

ALCIBIADE.

S’ils étaient instruits, il faudrait que celui qui prétend devenir leur rival, travaillât et s’exerçât, pour entrer en lice avec eux, comme avec des athlètes ; mais puisque, sans avoir pris le soin de s’instruire, ils ne laissent pas de se mêler du gouvernement, qu’est-il besoin de s’exercer et de se donner tant de peine pour apprendre ? Je suis bien assuré qu’avec les seuls secours [119c] de la nature, je les surpasserai.

SOCRATE.

Ah ! mon cher Alcibiade, que viens-tu de dire là ? Quel sentiment indigne de cet air noble et des autres avantages que tu possèdes !

ALCIBIADE.

Comment, Socrate ? Explique-toi.

SOCRATE.

Ah ! je suis désolé pour notre amitié, si...

ALCIBIADE.

Eh bien ?

SOCRATE.

Si tu penses n’avoir à lutter que contre des gens de cette sorte.

ALCIBIADE.

Et contre qui donc?

[119d] SOCRATE.

Est-ce là la demande [d]’un homme qui croit avoir l’âme grande ?

ALCIBIADE.

Que veux-tu dire ? Ces gens-là ne sont-ils pas les seuls que j’aie à redouter ?

SOCRATE.

Si tu avais à conduire un vaisseau de guerre qui dût bientôt combattre, te contenterais-tu [d]’être plus habile dans la manœuvre que le reste de ton équipage, ou ne te proposerais-tu pas outre cela de surpasser aussi tes véritables adversaires, et non comme aujourd’hui tes compagnons, au-dessus desquels tu dois   si fort te mettre, [119e] qu’ils ne pensent pas à lutter contre toi, mais seulement, dans le sentiment de leur infériorité, à t’aider contre l’ennemi ; si toutefois tu as réellement en vue de faire quelque chose de grand, digne de toi et de la république.

ALCIBIADE.

Oui, [c]’est ce que j’ai réellement en vue.

SOCRATE.

En vérité, est-il bien digne [d]’Alcibiade de se contenter [d]’être le premier de nos soldats, au lieu de se mettre devant les yeux les généraux ennemis, de s’efforcer de leur devenir supérieur, et de s’exercer sur leur modèle?

[120a] ALCIBIADE.

Qui sont donc ces grands généraux, Socrate ?

SOCRATE.

Ne sais-tu pas qu’Athènes est toujours en guerre avec les Lacédémoniens, ou avec le grand Roi ?

ALCIBIADE.

Je le sais.

SOCRATE.

Si donc tu penses à te mettre à la tête des Athéniens, il faut que tu te prépares aussi à combattre les rois de Lacédémone et les rois de Perse.

ALCIBIADE.

Tu pourrais bien dire vrai.

SOCRATE.

Oh ! non, mon cher Alcibiade, les émules dignes de toi, [c]’est un Midias, si habile à nourrir des cailles[435], [120b] et autres gens de cette espèce, qui s’immiscent dans le gouvernement ; et qui, grâce à leur grossièreté, semblent n’avoir point encore coupé la chevelure de l’esclave, comme disent les bonnes femmes, et la porter dans leur âme[436] ; vrais barbares au milieu d’Athènes, et courtisans du peuple plutôt que ses chefs. Voilà les gens que tu dois te proposer pour modèles, sans penser à toi-même, sans rien apprendre de ce que tu devrais savoir : voilà la noble lutte qu’il te faut instituer, et, sans avoir fait aucun bon exercice, [120c] aucun autre préparatif, c’est dans cet état qu’il faut aller te mettre à la tête des Athéniens.

ALCIBIADE.

Mais je ne suis guère éloigné, Socrate, de penser comme toi : cependant, je m’imagine que les généraux de Lacédémone et le roi de Perse sont comme les autres.

SOCRATE.

Regarde un peu, mon cher Alcibiade, quelle opinion tu as là ?

ALCIBIADE.

Quelle opinion ?

SOCRATE.

Premièrement, qui te portera à avoir plus de soin de toi, [120d] ou de te former de ces hommes une haute idée qui te les rende redoutables, ou de les dédaigner?

ALCIBIADE.

Assurément, c’est de m’en former une haute idée.

SOCRATE.

Et crois-tu donc que ce soit un mal pour toi, que d’avoir soin de toi-même ?

ALCIBIADE.

Au contraire, je suis persuadé que ce serait un grand bien.

SOCRATE.

Ainsi, cette opinion que tu as conçue de tes ennemis, est déjà un grand mal.

ALCIBIADE.

Je l’avoue.

SOCRATE.

En second lieu, il y a toute apparence qu’elle est fausse.

ALCIBIADE.

Comment cela ?

SOCRATE.

N’y a-t-il pas toute apparence que les meilleurs natures se trouvent dans les hommes d’une grande naissance ?

ALCIBIADE.

Certainement.

SOCRATE.

Et ceux qui, à cette grande naissance, joignent une bonne éducation, n’y a-t-il pas apparence qu’ils ont tout ce qui est nécessaire à la vertu ?

ALCIBIADE.

Cela est indubitable.

SOCRATE.

Voyons donc, en nous comparant avec les rois de Lacédémone et de Perse, s’ils sont de moindre naissance que nous. Ne savons-nous pas que les premiers descendent d’Hercule, et les derniers, d’Achéménès[437] ; et que le sang d’Hercule et d’Achéménès remonte jusqu’à Jupiter?

[121a] ALCIBIADE.

Et ma famille, Socrate, ne descend-elle pas d’Eurisacès, et Eurisacès ne remonte-t-il pas jusqu’à Jupiter ?

SOCRATE.

Et la mienne aussi, mon cher Alcibiade, ne vient-elle pas de Dédale, et Dédale ne nous ramène-t-il pas jusqu’à Vulcain, fils de Jupiter[438] ? Mais la différence qu’il y a entre eux et nous, c’est qu’ils remontent jusqu’à Jupiter, par une gradation continuelle de rois, sans aucune interruption ; les uns, qui ont été rois d’Argos et de Lacédémone ; et les autres, qui ont toujours régné sur la Perse, et souvent sur l’Asie, comme aujourd’hui ; au lieu que nos aïeux n’ont été que de simples particuliers comme nous. [121b] Si tu étais obligé de montrer à Artaxerce, fils de Xerxès, tes ancêtres et la patrie d’Eurisacès, Salamine, ou Égine, celle d’Éaque, plus ancien qu’Eurisacès, quel sujet de risée ne lui donnerais-tu pas ? Mais voyons si nous ne sommes pas aussi inférieurs du côté de l’éducation que du côté de la naissance. Ne t’a-t-on jamais dit quels grands avantages ont, en cela, les rois de Lacédémone, dont les femmes sont, en vertu d’une loi, gardées par les Éphores, afin qu’on soit assuré, autant qu’il est possible, qu’elles ne donneront des rois que de [121c] la race d’Hercule ? Et, sous ce rapport, le roi de Perse est encore si fort au-dessus des rois de Lacédémone, que personne n’a seulement le soupçon que la reine puisse avoir un fils qui ne soit pas le fils du roi ; c’est pourquoi elle n’a d’autre garde que la crainte. A la naissance du premier né, qui doit monter sur le trône, tous les peuples de ce grand empire célèbrent cet événement par des fêtes, et, chaque année, le jour de la naissance du roi est un jour de fêtes et de sacrifices pour toute l’Asie ; tandis que nous, [121d] lorsque nous venons au monde, mon cher Alcibiade, on peut nous appliquer ce mot du poète comique :

A peine nos voisins s’en aperçoivent-ils[439].

Ensuite, l’enfant est remis aux mains, non d’une femme, d’une nourrice de peu de valeur, mais des plus vertueux eunuques de la cour, qui, entre autres soins dont ils sont chargés, ont celui de former et de façonner ses membres, afin qu’il ait la taille la plus belle possible ; et cet emploi leur attire [121e] une haute considération. Quand l’enfant a sept ans, on le met entre les mains des écuyers, et on commence à le mener à la chasse ; à quatorze, il passe entre les mains de ceux qu’on appelle précepteurs du roi. Ce sont les quatre hommes de Perse qui ont la plus grande renommée de mérite ; ils sont dans la vigueur de l’âge : l’un passe pour le plus savant ; l’autre, pour le plus juste ; le troisième, pour le plus sage : et le quatrième, pour le [122a] plus vaillant. Le premier lui enseigne les mystères de la sagesse de Zoroastre  , fils d’Oromaze, c’est-à-dire, la religion ; il lui enseigne aussi tout ce qui se rapporte aux devoirs d’un roi. Le juste lui apprend à dire toujours la vérité, fût-ce contre lui-même. Le sage l’instruit à ne se laisser jamais vaincre par ses passions, et, par-là, à se maintenir toujours libre et vraiment roi, en se gouvernant d’abord lui-même. Le vaillant l’exerce à être intrépide et sans peur, car, dès qu’il craint, il est esclave.

Mais toi, Alcibiade, [122b] Périclès t’a donné pour précepteur celui de ses esclaves que sa vieillesse rendait incapable de tout autre emploi, Zopire le Thrace. Je te rapporterais ici toute la suite de l’éducation de tes adversaires, si cela n’était pas trop long, et si ce que j’ai dit ne suffisait pour en faire voir les conséquences. Quant à ta naissance, Alcibiade, à ton éducation, et à celle d’aucun autre Athénien, personne ne s’en met en peine, à vrai dire, à moins que tu n’aies un ami qui s’en occupe.

Veux-tu faire attention aux richesses, [122c] à la somptuosité, à l’élégance des Perses, à la magnificence de leurs habits, à la recherche de leurs parfums, à la foule d’esclaves qui les accompagnent, enfin à tous les détails de leur luxe ? Tu auras honte de toi-même, en te voyant si au-dessous. Veux-tu jeter les yeux sur la tempérance des Lacédémoniens, sur leur modestie, leur facilité, leur douceur, leur magnanimité, leur bon ordre en toutes choses, leur valeur, leur fermeté, leur patience, leur noble émulation, et leur amour pour la gloire ? Dans toutes ces grandes qualités, tu ne te trouveras qu’un enfant [122d] auprès d’eux. Veux-tu, par hasard, qu’on prenne garde aux richesses, et penses-tu avoir quelque avantage de ce côté-là ? Je veux bien en parler ici pour que, tu te mettes à ta véritable place. Considère les richesses des Lacédémoniens, et tu verras combien elles sont supérieures aux nôtres. Personne n’oserait comparer nos terres avec celles de Sparte et de Messène, pour l’étendue et la bonté ; pour le nombre d’esclaves, sans compter les Ilotes ; pour les chevaux, et les autres troupeaux qui paissent dans les pâturages [122e] de Messène.

Mais sans parler de toutes ces choses, il y a moins d’or et d’argent dans toute la Grèce ensemble que dans Lacédémone seule ; car, depuis peu, l’argent de toute la Grèce, et souvent même celui de l’étranger entre dans Lacédémone, et n’en sort jamais. [123a] Véritablement, comme dit le Renard au Lion, dans Ésope, je vois fort bien les traces de l’argent qui entre à Lacédémone, mais je n’en vois point de l’argent qui en sort. Il est donc certain que les Lacédémoniens sont les plus riches des Grecs, et que le roi est le plus riche d’eux tous ; car, outre ses revenus particuliers, qui sont considérables, le tribut royal que les Lacédémoniens paient à leurs rois [123b] n’est pas peu de chose. Mais si la richesse des Lacédémoniens paraît si grande auprès de celle des autres Grecs, elle n’est rien auprès de celle du roi de Perse. J’ai ouï dire à un homme digne de foi, qui avait été du nombre des ambassadeurs qu’on envoya au grand roi, je lui ai ouï dire qu’il avait fait une grande journée de chemin dans un pays vaste et fertile, que les habitants appellent la Ceinture de la Reine ; qu’il y en avait un autre, qu’on appelle [123c] le Voile de la Reine, et qu’il y avait plusieurs autres grandes et belles provinces uniquement destinées à l’habillement de la reine, et qui avaient chacune le nom des parures qu’elles devaient fournir.

Si donc quelqu’un allait dire à la femme de Xerxès, à Amestris, mère du roi actuel ; Il y a à Athènes un homme qui médite de faire la guerre à Artaxerce ; [c]’est le fils [d]’une femme nommée Dinomaque, dont toute la parure vaut peut-être, au plus, cinquante mines, et lui, pour tout bien, n’a pas trois cents arpents de terre à Erchies[440] ; elle demanderait, avec surprise, [123d] sur quoi s’appuie cet Alcibiade pour attaquer Artaxerce, et je pense qu’elle dirait : Il ne peut s’appuyer que sur ses soins et son habileté, car voilà les seules choses dont on fasse cas parmi les Grecs. Mais quand on lui aurait dit que cet Alcibiade est un jeune homme qui n’a pas encore vingt ans, sans nulle sorte [d]’expérience, et si présomptueux, que, lorsque son ami lui représente qu’il doit, avant tout, avoir soin de lui, [123e] s’instruire, s’exercer, et alors seulement aller faire la guerre au grand roi, il ne veut pas, et dit qu’il est assez bon pour cela tel qu’il est ; je pense que sa surprise serait encore bien plus grande, et qu’elle demanderait : Sur quoi donc s’appuie ce jeune homme ? Et si nous lui répondions : Il s’appuie sur sa beauté, sur sa taille, sur sa richesse, et quelque esprit   naturel, ne nous prendrait-elle pas pour des fous, songeant en quel degré elle trouve chez elle tous ces avantages ? Et je crois bien que Lampyto, fille [124a] de Léotychidas, femme [d]’Archidamus, mère [d]’Agis, tous nés rois, serait fort étonnée, si, parmi tant [d]’avantages qu’elle rencontre chez elle, on lui disait qu’aussi mal élevé que tu l’as été, tu t’es mis en tête de faire la guerre à son fils. Eh ! n’est-ce pas une honte que les femmes de nos ennemis sachent mieux que nous-mêmes ce que nous devrions être pour leur faire la guerre?