Robin
Alcibiade: Par les Dieux, Socrate ! En vérité je ne sais plus, ma foi, ce que je dis! Mais j’ai tout bonnement l’air de quelqu’un qui extravague! Quand tu me questionnes, ce que je pense est en effet tantôt ceci, et tantôt autre chose!
Socrate: Et puis après? Tu ignores donc, mon cher, ce que c’est que cette impression?
— Hé oui! elle m’est totalement inconnue!
— Mais crois-tu donc que, si l’on te demandait: «As-tu deux yeux, ou bien trois? as-tu deux mains, ou bien quatre?», ou qu’on te posât quelque autre question de même genre, tu répondrais alors tantôt d’une manière, et tantôt d’une manière différente? ou bien toujours de la même?
— [117a] Ma foi! j’en viens à avoir peur maintenant de me tromper à propos de moi-même! Je crois pourtant que je répondrais toujours de la même manière!
— Mais ce serait parce que tu sais? N’en est-ce pas la raison?
— Ma foi! je le crois volontiers.
— Et sur les points au sujet desquels tu ferais, sans le vouloir, des réponses contraires à ce qui est, il est clair que là-dessus tu n’aurais point de savoir.
— Oui, c’est probable!
— Aussi bien, quand il s’agissait du juste et de l’injuste, du beau et du vilain, du mal et du bien, de ce qui est avantageux et de ce qui ne l’est pas, ne reconnais-tu pas qu’il y avait du flottement dans tes réponses? Après tout, n’est-il pas clair que c’était faute de posséder là-dessus un savoir? que là était la raison qui te faisait flotter ainsi?
— [b] Ma foi, oui!
— Ainsi, n’est-ce pas comme cela que les choses se passent? que, chaque fois qu’on ne sait pas quelque chose, forcément l’âme a du flottement à son sujet?
— Comment le nier en effet?
— Mais quoi? Sais-tu par quel moyen tu pourrais monter au ciel?
— Ma foi non, par Zeus !
— Là-dessus y a-t-il aussi de la divagation en ce que tu penses?
— Certes non!
— Et la raison, la connais-tu? ou dois -je te la dire?
— Dis-la.
— C’est, mon cher, que, ne sachant pas cela, tu ne te figures pas le savoir!
— [c] Où veux-tu en venir, cette fois?
— À toi de considérer la chose en commun avec moi: touchant les choses que tu ne sais pas, mais que tu reconnais ne pas savoir, y a-t-il de ta part, quelque flottement à leur sujet? Par exemple, les préparations culinaires, tu sais que c’est quelque chose que tu ne sais pas?
— Hé absolument.
— Mais est-ce que, touchant cela, tu as ton jugement personnel sur la façon dont ces préparations doivent se faire, et ton jugement est-il flottant? Ou bien t’en remets-tu à celui qui sait?
— C’est ainsi que je fais.
— Et, à supposer que tu fasses un voyage en bateau, jugerais-tu s’il faut amener la barre vers le dedans ou vers le dehors, [d] et, comme tu ne le sais pas, y aurait-il à ce sujet du flottement dans ton esprit ? ou bien, t’en remettant au capitaine du navire, ne te tiendrais-tu pas tranquille?
— Je m’en remettrais au capitaine.
— Par conséquent, touchant les choses que tu ne sais pas, chez toi, point de flottement, n’est-ce pas, pourvu seulement que tu saches ne pas les savoir?
— Il n’est pas vraisemblable qu’il y en ait.
— Mais ne réfléchis-tu pas que c’est ton aveuglement à cet égard qui est aussi la cause de tes fautes de conduite: cet aveuglement qui consiste à s’imaginer que l’on sait ce qu’on ne sait pas?
— Où veux-tu en venir en parlant ainsi?
— Lorsque, je suppose, nous projetons quelque entreprise, n’est-ce pas quand nous croyons connaître ce que nous entreprenons?
— Oui.
— [e] Mais en vérité, quand, je pense, on ne croit pas le connaître, on confie à d’autres l’entreprise?
— Comment ne le ferait-on pas?
— Or, les gens qui, parmi ceux qui ne savent pas, sont ainsi faits, vivent sans commettre de fautes parce que, là-dessus, ils s’en remettent à d’autres.
— Oui.
— Alors, quels sont ceux qui commettent des fautes? Sans doute n’est-ce pas, effectivement, ceux au moins qui savent?
— Non certes!
— Or, puisque ces gens-là ne sont, ni ceux qui savent, ni, parmi ceux qui ne savent pas, ceux qui savent qu’ils ne savent pas, [118a] en reste-t-il d’autres que ceux qui ne savent pas, mais qui s’imaginent savoir?
— Non, il n’en reste plus d’autres, et ce sont bien eux.
— N’est-ce pas par conséquent cet aveuglement qui est cause de mauvaises actions, et qui constitue l’ignorance digne de blâme?
— Oui.
— Et, quand il concerne les choses les plus importantes, n’est-ce pas alors qu’il est au plus haut degré malfaisant et honteux?
— Oui, de beaucoup!
— Mais quoi? Es-tu à même de citer des choses qui soient plus importantes que le juste, le beau, le bon, l’avantageux?
— Certes non!
— Mais, touchant ces choses, ne confesses-tu pas le flottement de ta pensée?
— Oui.
— Or, si chez toi il y a ce flottement, n’est-il pas clair, d’après ce qui précède, [b] que non seulement tu t’aveugles à l’égard des choses les plus importantes, mais encore que, ne les connaissant pas, tu t’imagines les connaître?
— Il y a des chances que ce soit mon cas!
Cousin
ALCIBIADE.
Par les dieux, je te jure, Socrate, que je ne sais ce que je dis ; et, véritablement, il me semble que j’ai perdu l’esprit ; car les choses me paraissent tantôt d’une manière et tantôt d’une autre, selon que tu m’interroges.
SOCRATE.
Ignores-tu, mon cher, la cause de ce désordre ?
ALCIBIADE.
Je l’ignore parfaitement.
SOCRATE.
Et si quelqu’un te demandait si tu as deux yeux ou trois yeux, deux mains ou quatre mains, ou quelque autre chose pareille, penses-tu que tu répondisses tantôt [d]’une façon et tantôt [d]’une autre ? ou ne répondrais-tu pas toujours de la même manière?
[117a] ALCIBIADE.
Je commence à me fort défier de moi-même. Pourtant, je crois qu’en effet je répondrais de la même manière.
SOCRATE.
Et n’est-ce pas parce que tu sais ce qui en est ? N’en est-ce pas là la cause ?
ALCIBIADE.
Je le crois.
SOCRATE.
Si donc tu réponds si différemment, malgré toi, sur la même chose, [c]’est une marque infaillible que tu l’ignores.
ALCIBIADE.
Il y a de l’apparence.
SOCRATE.
Or, tu avoues que tu es flottant dans tes réponses sur le juste et l’injuste ; sur l’honnête et le malhonnête ; sur le bien et le mal ; sur l’utile et son contraire : n’est-il pas évident que cette incertitude vient de ton ignorance?
[117b] ALCIBIADE.
Cela paraît bien vraisemblable.
SOCRATE.
C’est donc une maxime certaine que l’esprit est nécessairement flottant sur ce qu’il ignore ?
ALCIBIADE.
Comment en serait-il autrement ?
SOCRATE.
Dis-moi, sais-tu comment tu pourrais monter au ciel ?
ALCIBIADE.
Non, par Jupiter, je te jure.
SOCRATE.
Et ton esprit est-il flottant là-dessus ?
ALCIBIADE.
Point du tout.
SOCRATE.
En sais-tu la raison, ou te la dirai-je ?
ALCIBIADE.
Dis.
SOCRATE.
C’est, mon ami, que ne sachant pas le moyen de monter au ciel, tu ne crois pas le savoir.
[117c] ALCIBIADE.
Comment dis-tu cela ?
SOCRATE.
Vois un peu avec moi. Quand tu ignores une chose, et que tu sais que tu l’ignores, es-tu incertain et flottant sur cette chose-là ? Par exemple, l’art de la cuisine, ne sais-tu pas que tu l’ignores ?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
T’amuses-tu donc à raisonner sur cet art, et dis-tu tantôt d’une façon et tantôt d’une autre ? Ne laisses-tu pas plutôt faire celui dont c’est le métier ?
ALCIBIADE.
Tu dis vrai.
SOCRATE.
Et si tu étais sur un vaisseau, te mêlerais-tu de dire ton avis [117d] s’il faut tourner le gouvernail en dedans ou en dehors ? Et, comme tu ne sais pas l’art de naviguer, hésiterais-tu entre plusieurs opinions, ou ne laisserais-tu pas plutôt faire le pilote ?
ALCIBIADE.
Je laisserais faire le pilote.
SOCRATE.
Tu n’es donc jamais flottant et incertain sur les choses que tu ne sais pas, pourvu que tu saches que tu ne les sais pas ?
ALCIBIADE.
Non, à ce qu’il me semble.
SOCRATE.
Tu comprends donc bien que toutes les fautes que l’on commet ne viennent que de cette sorte d’ignorance, qui fait qu’on croit savoir ce qu’on ne sait pas ?
ALCIBIADE.
Répète-moi cela, je te prie.
SOCRATE.
Ce qui nous porte à entreprendre une chose, n’est-ce pas l’opinion où nous sommes que nous la savons faire ?
ALCIBIADE.
Qui en doute?
[117e] SOCRATE.
Et lorsqu’on est persuadé qu’on ne la sait pas, ne la laisse-t-on pas à d’autres ?
ALCIBIADE.
Cela est constant.
SOCRATE.
Ainsi, ceux qui sont dans cette dernière sorte d’ignorance ne font jamais de fautes, parce qu’ils laissent à d’autres le soin des choses qu’ils ne savent pas faire ?
ALCIBIADE.
Il est vrai.
SOCRATE.
Qui sont donc ceux qui commettent des fautes ? Car ce ne sont pas ceux qui savent les choses.
ALCIBIADE.
Non, assurément.
SOCRATE.
Puisque ce ne sont ni ceux qui savent les choses, ni ceux qui les ignorent [118a] mais qui savent qu’ils les ignorent, que reste-t-il, que ceux qui, ne les sachant pas, croient pourtant les savoir ?
ALCIBIADE.
Non, il n’y en a pas d’autres.
SOCRATE.
Et voilà l’ignorance qui est la cause de tous les maux ; la sottise, qu’on ne saurait trop flétrir.
ALCIBIADE.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Et quand elle tombe sur les choses de la plus grande importance, n’est-ce pas alors qu’elle est pernicieuse et honteuse au plus haut degré ?
ALCIBIADE.
Peut-on le nier ?
SOCRATE.
Mais peux-tu me nommer quelque chose qui soit de plus grande importance que le juste, l’honnête, le bien, et l’utile?
ALCIBIADE.
Non certainement.
SOCRATE.
Et n’est-ce pas sur ces choses-là que tu dis toi-même que tu es flottant et incertain ?
ALCIBIADE.
Oui.
SOCRATE.
Et cette incertitude, [d]’après ce que nous avons dit, n’est-elle pas une preuve que, [118b] non-seulement tu ignores les choses les plus importantes, mais que, les ignorant, tu crois pourtant les savoir ?