Le caractère essentiel de cette cosmogonie est que les divers moments qui la constituent sont commandés par la doctrine à laquelle tout doit aboutir, c’est-à-dire par la sôtériologie. C’est la sôtériologie qui explique cette cosmogonie. La sôtériologie suppose un divorce entre deux mondes, l’un de lumière, l’autre de mati ère ténébreuse. L’âme humaine issue de la lumière a chu dans la matière: le salut consiste pour elle à être délivrée de la matière. Il fallait donc manifester à l’origine l’opposition matière monde idéal. Cette même doctrine de salut explique l’anthropogonie, à laquelle on passe maintenant dans la vision du traité I.
Les deux personnages divins qui sont déjà sortis du Premier Noûs, le Logos et le Noûs démiurge, ont eu pour fonction d’ordonner le monde. Un troisième personnage divin sort maintenant, enfanté, comme le second, par le Père qui est mâle-et-femelle, c’est l’Homme céleste : l’office de ce troisième fils de Dieu n’a plus trait à la cosmogonie, son rôle est d’expliquer l’origine des premiers hommes. Nous allons assister à un mythe de la chute originelle.
L’Homme céleste, l’Anthrôpos, naît donc, tout semblable au Père, et comme il reproduit l’image de son Père, Dieu l’aime et lui livre sa création. Or l’Anthrôpos, voyant l’ouvre du Noûs démiurge, veut lui aussi produire une ouvre, et le Père le lui permet. Il entre donc dans la sphère du feu; les sept Gouverneurs, c’est-à-dire les Génies des sept planètes, le voient, l’admirent, et chacun lui donne part à son propre gouvernement.
Les sphères planétaires sont conçues comme des cercles solides. L’Homme les brise, parvient jusqu’à la dernière sphère, celle de la Lune , et, par cette ouverture, aperçoit le monde d’en bas, la Nature, maintenant formée. La Nature à son tour voit l’Homme, beau de la beauté de Dieu et muni de la puissance des sept Gouverneurs. Elle s’éprend de lui. De son côté, l’Homme céleste voit sa forme se réfléter dans l’eau, et projeter une ombre sur la terre. Il devient amoureux de ce reflet de lui-même et désire de s’y unir. L’union s’accomplit, l’Homme céleste se laisse captiver par la Nature, ils s’enlacent et commettent ensemble l’acte charnel (I 12-14).
Suit l’explication (I 15). Ici je traduis le texte même: «Et voilà pourquoi, seul de tous les êtres qui vivent sur la terre, l’homme (sc. l’homme actuel, l’homme terrestre) est double: mortel de par le corps, immortel de par l’Homme essentiel. Bien qu’il soit immortel en effet, et qu’il ait pouvoir sur toutes choses, il subit la condition des mortels, soumis, comme il l’est, à la Fatalité: par là, bien qu’il soit au-dessus de l’armature des sphères (harmonia ), il est redevenu esclave dans cette armature; mâle-et-femelle puisqu’il est issu d’un père mâle-et-femelle, exempt de sommeil puisqu’il vient d’un être exempt de sommeil, il n’en est pas moins vaincu (par l’amour et le sommeil)».
Puis le récit reprend. La Nature, fécondée par l’Anthrôpos, enfante sept premiers hommes (sept en raison des Sept planètes, dont chacune avait donné quelque chose de sa nature à l’Homme céleste). Ces sept premiers hommes sont mâles-et-femelles comme leur père: ils tiennent leur corps de la Nature, chaque élément contribuant à les former, et ils tiennent leur âme et leur intellect de l’Anthrôpos. Celui-ci était vie et lumière comme son père le Premier Noûs: la vie se change donc en âme, la lumière en intellect. «Et tout demeure ainsi pour une période indéfinie jusqu’au commencement des espèces» (I 17).
A la fin de cette période, par le vouloir de Dieu (I 18), les animaux et les sept premiers hommes, jusque là bisexués, se divisent, comme dans le mythe du Banquet (l’emprunt paraît évident), et Dieu commande aux êtres de croître et multiplier. Par le moyen du mouvement des sphères, la Providence pourvoit à l’union des couples et aux générations, «et tous les êtres se multiplièrent chacun selon son espèce». L’histoire du monde est achevée.
Le sens de ce dernier mythe est trop clair pour qu’il soit besoin d’insister. Je résume seulement l’idée générale. Cette idée générale commande les deux genèses, celle du monde, celle de l’homme.
Opposition Lumière Ténèbres. Des ténèbres sort peu à peu le monde actuel qui est donc entièrement mauvais.
Opposition Homme céleste, jailli de la lumière, fils de Dieu Nature matérielle, issue des Ténèbres. A la suite d’un péché, qui est ici un péché de narcissisme, l’Homme céleste tombe dans la matière. De leur union sort progressivement l’homme actuel, qui est donc double, immortel par l’âme et l’intellect, mortel par le corps.
On devine aussitôt dans quel sens devra s’orienter la doctrine de salut: être sauvé, pour l’homme actuel, c’est essentiellement dégager en soi-même l’élément spirituel de l’élément matériel.