Des deux côtés se pose le même problème du mal : comment, si Dieu est bon, s’il est la joie et la bonté elle-même, si, en même temps, il est la source dernière de toute réalité, le mal est-il possible? D’autre part, si dans le monde et l’âme elle-même le mal est si visiblement présent, comment peut-on admettre que Dieu y soit présent aussi? Problèmes terribles, plus difficiles encore pour Boehme que pour quiconque, parce que, pour lui, le mal n’est pas une négation; il est une qualité, une force, une puissance autant physique que morale, qui, si elle s’oppose au bien comme qualité ou force contraire, n’en reste pas moins dans son essence une force ou qualité positivement déterminée. Le mal n’est pas simplement négation, limitation, absence du bien. Boehme n’accepte pas l’identification trompeuse, commune à la philosophie chrétienne et à la philosophie antique, du mal avec la négation et le néant. La lumière et les ténèbres, si on reprend cette comparaison classique, s’opposent, mais ne s’opposent nullement comme l’être et le non-être de la lumière, car les ténèbres sont tout aussi bien que la lumière. L’obscurité réelle est quelque chose de positif, une qualité perçue. La lutte entre le Bien et le Mal est un combat entre puissances contraires, réelles toutes deux. D’ailleurs ?— nous le verrons plus tard — c’est justement par suite du caractère réel et positif du mal que Boehme peut espérer que sa défaite sera, un jour, définitive. Le mal est positif. Son existence n’est donc point nécessaire. Voilà, en somme, ce que sera la solution de Boehme.
On voit très bien que le problème reste néanmoins entier; il se dédouble même. S’il n’est point nécessaire, le mal reste cependant réel. Son existence non nécessaire doit être expliquée quand même. Il faut aussi que son essence, (sa qualité positive) le soit également, et que, en tant qu’essence, elle soit quand même fondée en Dieu [1].
On voit combien la position est délicate et difficile : le mal est nécessaire en tant qu’essence, et accident irrationnel en tant qu’existence. Il doit ainsi, quodammodo, être en Dieu, et, d’autre part, quodammodo, n’y être point [2].
En ce qui concerne l’existence réelle du mal, la solution était relativement facile et le terrain suffisamment déblayé : le mythe de la chute et la notion de l’acte libre offraient un cadre commode d’explication. Un élément irrationnel peut être introduit dans la fabrique du monde par le moyen d’un acte irrationnel de liberté, et cela d’autant plus facilement que l’existence du monde, issue d’un acte libre (le fiat ) de Dieu, est bien déjà, en quelque sorte, irrationnelle [3].
La liberté interviendra autant de fois qu’il le faudra. A côté d’une analyse métaphysique de l’Être, Boehme en fera l’histoire, et, dans l’Aurora , ainsi que plus tard dans le De Tribus Principiis et le De Signatura Rerum , il développera une véritable cosmogonie [4]. Le monde réel et actuel, ce monde, apparaîtra comme une étape d’un développement cosmique dont Jacob Boehme nous révélera la préhistoire.
Le problème de l’essence était plus difficile. La solution se forme dans l’esprit de Boehme d’un amalgame étrange d’images bibliques, d’images sensibles, de bribes de connaissances astrologiques, physiques, biologiques; l’idée de lutte, corrélative à celle de la vie [5], la joie de la victoire, l’image du feu, qui de la mati ère obscure fait jaillir la lumière, immatérielle et invisible tant qu’elle ne se reflète et ne se brise sur quelque chose d’opaque, toutes ces images soutiennent et sous-tendent sa pensée.
Tout cela se fond dans la doctrine de l’Être qui, se posant, s’oppose, et se résiste pour pouvoir se vaincre et se surmonter. In der Ueberwindung ist Freude , voici la clef de la doctrine de Boehme (Cf. Mysterium Magnum , XVI, 6).
Le monde et Dieu devaient être en même temps unis et séparés. Il fallait éviter un double danger : 1° de placer Dieu trop loin du monde, le rendre transcendant ; 2° de l’identifier à la nature. C’est contre la notion d’un Dieu supra-céleste et transcendant que Boehme lutte d’abord (Cf. Aurora, XXII, 46, cité supra, p. 33); c’est contre la notion d’un Dieu-Nature qu’il lutte ensuite, l’ayant trouvée dans la doctrine de Stiefel et de Meth (Cf. Anti-Stifelius, I et II). Entre Dieu et le monde, il lui faudra trouver un terme moyen. Ainsi va naître la notion de la « Nature Éternelle », source créatrice de la nature du monde, et, en même temps, base organique de l’être spirituel de Dieu.
L’intuition de Boehme lui offre deux routes à parcourir : du monde à Dieu, de l’âme à Dieu. Or, de plus en plus, il lui apparaîtra que ces deux voies ne sont point convergentes; aucune, d’ailleurs, n’est continue. Pas plus de l’âme et du monde vers Dieu, qu’inversement, de Dieu vers l’âme et vers le monde. Il y a des points où la pensée métaphysique s’arrête. Le développement se brise, la déduction ne peut aller plus loin. Il y a des éléments nouveaux à introduire, irrationnels, imprévisibles, qui troublent (turbiren) l’évolution [6]. De plus en plus, il va apparaître à Boehme que divergentes, brisées, ces lignes se croisent dans l’homme, image de Dieu et être de la nature. Représentant de Dieu dans l’univers, représentant de l’univers en face de Dieu, l’homme deviendra de plus en plus la clé du monde. De plus en plus, il sera aussi la clé de voûte de l’univers. D’accidentelle, d’irrationnelle au commencement, son existence deviendra, de plus en plus, fondée essentiellement en Dieu. L’essence de l’homme et de « ce monde » s’éloigneront de Dieu, mais par là même acquerront un être propre, une place déterminée [7]. N’anticipons point, toutefois, sur les développements futurs. Tout ce que nous voulions faire voir ici, c’est l’importance qu’il y a à suivre l’évolution de la doctrine de Boehme. Elle seule peut nous permettre de saisir les mobiles et les motifs derniers de sa pensée.
D’un autre point de vue encore, il est indispensable de ne point se tenir à la doctrine achevée. En effet, la pensée de Jacob Boehme, si organique que soit son évolution, subit des influencés multiples [8]; le « germe », le chaos , pour employer les expressions de Boehme, se nourrit en se développant. La période des influences est celle de s,on silence forcé. L’Aurora nous montre, par contre, les sources toutes primitives, sensibles, grossières, parfois de conceptions qui se transforment, s’épurent, s’intellectualisent progressivement plus tard. Or, il nous semble que ce recours aux sources, aux origines, permet souvent, mieux que toute autre méthode, de retrouver le sens de sa doctrine [9].