Nous avons évoqué, au passage, la « légende » du Prêtre Jean. C’est après la chute d’Edesse en 1144 que l’Occident se passionnera pour les faits et gestes du mystérieux personnage que l’on dit descendant des Rois Mages [1]. Inutile de reprendre ici l’histoire rapportée à la Cour papale de Viterbe selon Otto de Freisingen, ou celle de la lettre adressée à Manuel Commène et dont la traduction latine passe pour avoir été commandée par Frédéric Barberousse, texte que la critique moderne attribue à Christian, archevêque de Mayence, dans la seconde moitié du XIIe siècle. Peu nous chaut dans le cadre de cette étude. Bornons-nous à rappeler qu’en 1221, quatre parchemins adressés au pape, au roi d’Angleterre, au duc Léopold d’Autriche et à l’Université de Paris mentionneront à nouveau l’existence du Prêtre Jean, en la personne de son petit-fils David « Chef des nestoriens » de l’Inde et de la Terre sainte.
Il est vrai que l’auteur des lettres est l’évêque de St-Jean-d’Acre, Jacques de Vitry, qui est convaincu de la présence du Prêtre Jean, comme le sont Albéric de Trois Fontaines et Jean de Beauvais. L’événement est pris très au sérieux à la Cour romaine. C’est pourquoi Innocent IV portera au Concile de Lyon de 1245 la question des rapports avec le Prêtre Jean. Le Concile décidera d’enquêter sur le rôle du personnage et sur la fermeté doctrinale de ces fameux nestoriens. D’où l’envoi en « Tartarie » des deux franciscains Plan Carpin et Laurent de Portugal.
Toile de fond des futurs entretiens : toujours le nestorianisme dont l’influence s’accroît sous Khoubilaï grâce à la présence active et persuasive de Ngaï-Sié, médecin astronome de la cour du Khan à Pékin.
On cherche bien sûr à identifier « corporellement » le Prêtre Jean. Ne serait-ce pas le roi des Kara-Kitaï ? ou le prince chinois Yé-Lu-Ta-Cho conquérant du Turkestan ? C’est bien pour procéder à ces vérifications que le pape enverra son médecin personnel Maître Philippe aux fins d’enquête. Maître Philippe absorbé par ses discussions avec les orientaux syriens disparaîtra définitivement laissant l’Occident sur sa soif de « corporation » du Prêtre Jean ! La dynastie des Kara-Kitaï remontait à ce prince Yé-Lu-Ta-Cho ou Yé-La-Ta-Che (descendant de la horde mongole des « Ki-Tans », battue par les nomades mandchous). Il avait pris le nom de Gur-Khan, « roi universel », après avoir défait, en 1141, près de Samarkande, le sultan seldjoukide Sandjar. C’est lui que Otto von Freisingen désignera comme le Prêtre Jean [2].
Ce qu’il importe en tout cas de retenir c’est que l’ « environnement » du Prêtre Jean emprunte toujours le vêtement du nestorianisme quand il s’agit de la Mongolie tout comme il emprunte celui du monophysisme, lors de sa translation symbolique en Ethiopie.
Par les mêmes intermédiaires se situeront les relations entre l’Orient et la chevalerie des « Gardiens de la Terre sainte ». On a discerné des ressemblances entre l’organisation supposée de la « cour du Prêtre Jean » et l’ordonnancement du magistère templier, lors des réunions présidées par celui-ci et auxquelles assistait le Sénéchal parfois considéré comme le chef de l’ordre intérieur de la Milice.
C’est vers le début du XVe siècle que se situe la translation du fabuleux royaume, de l’Asie à la Géorgie, puis au Proche-Orient monophysite. Le monophysisme prend la relève du nestorianisme.
Dès la fin du XIIIe siècle et à la demande de Héthoum II, cinq franciscains s’étaient établis en Cilicie ; leur influence contribuera à l’entrée de Héthoum II dans « l’ordre séraphique » où il prendra le nom de « Frère Hovhannès » — frère Jean — et transformera le palais royal de Sis en monastère pour y faire son noviciat.
En 1318, Jean XXII envoie le dominicain Barthélemy de Bologne en Arménie où celui-ci est sacré évêque de Maragha, dans la région d’Ourmiah. Il reçoit comme disciple Hovhannès Krnetsi, clerc d’Essayi Nitchesi. Hovhannès et son frère, Agop, enseigneront l’arménien à Barthélemy de Bologne. C’est la tentative de conversion des Arméniens à la « foi latine » qui s’opère au nom de cette fraternisation et par la création du groupe éphémère intitulé : « Les frères unis arméniens. »
En 1318, les nestoriens sont oubliés, l’Ordre du Temple et des Chevaliers de la Cité sainte a visiblement disparu dans les tortures et les bûchers ; le royaume du Prêtre Jean s’est réfugié dans une cité orientale inaccessible. Si la Mongolie a quitté la scène légendaire, l’islam parti des déserts d’Arabie s’est solidement implanté de l’Atlantique à l’Occident Indien et d’Occident aux steppes d’Asie centrale. Pour lui commence le temps de « l’arrêt » et la maturation de la marée déferlante qui marquera la grande conquête, environ six cent soixante-six ans plus tard. Six cent soixante-six ans après la fin de l’Ordre du Temple... en 1314 [3].
Faut-il croire dès lors que le christianisme dont nous avons indiqué les « temps forts » dans ces deux communautés du Proche et de l’Extrême-Orient, celle des monophysites arméniens et celle des nestoriens de Perse et d’Asie, le christianisme est « fini » comme l’assurent parfois nos contemporains ?
La réponse à cette question découle de la nature du christianisme et celle-ci nous sera plus facile à discerner au travers des débats conciliaires qui opposèrent monophysites et nestoriens et tracèrent les contours de leur foi. Cependant, avant de reprendre l’étude historico-théologique des Conciles, et parce que nous avons fait allusion à l’existence d’aspects ésotériques dans les chrétientés orientales, il nous paraît utile de consacrer quelques pages aux paradoxes chrétiens.