... et Vita erat Lux... Saint Jean.Notre Dieu est un feu dévorant. Saint Paul .Demandez à Dieu qu’il se crée lui-même en vous... dussiez-vous être tourmenté comme lui de l’impatience de la justice, de cette impatience dont il nourrit l’âme du prophète, et fait que l’âme du prophète est une mer agitée et grosse qui ne peut avoir aucun repos. Saint-Martin , De la prière, Œuvres posthumes, t. II, p. 414.
Au cours de la théorie de la connaissance que nous venons d’exposer, nous avons à différentes reprises réservé la justification métaphysique de certains point de vue. Arrivés maintenant au problème du Mal, c’est-à-dire à la question la plus tragique qui se rapporte à l’essence des choses et à la constitution de l’univers, nous allons essayer de trouver dans sa solution la base la plus profonde des spéculations précédentes et de celles qui suivront. Aussi bien, sommes-nous ici au centre même de la réalité, au nœud décisif de toute notre dialectique.
La science et la philosophie modernes nous fourniront un point d’appui inattendu. Il nous faudra commencer par l’analyse des conclusions d’un ouvrage récent très remarquable dans lequel un philosophe contemporain, M. Emile Lasbax, a présenté le Problème du Mal, en une synthèse frappante et vigoureuse, dont on ne saurait, nous semble-t-il, exagérer l’importance [1].
La conscience intellectuelle, dit M. Lasbax, la connaissance objective, rationnelle, dialectique, doivent être considérées comme « une limitation d’un mode supérieur de connaissance plus ample et partant plus affectif ». Cette justification de notre théorie de l’intuition n’est pas une affirmation gratuite hasardeuse, mais la conclusion nécessaire d’un examen très serré des ultimes données de toutes les sciences expérimentales. Il nous faudrait citer tout le livre de M. Lasbax. Contentons-nous d’indiquer que, partant du jugement de valeur le plus simple qu’on puisse imaginer, c’est-à-dire de l’affirmation d’un jugement de réalité : « Je vis, j’existe ; l’existence vaut mieux que la non-existence ; la mort est un mal opposé au bien qui est la vie », et interrogeant tour à tour la médecine, la physiologie, l’anatomie, l’histologie, la physique moléculaire, l’énergétique, la mécanique, l’astronomie, les mathématiques, la biologie, l’ethnologie, et la psychologie, il est invinciblement conduit à voir dans l’univers, le champ de lutte et le résultat de la lutte de deux Principes radicalement contraires. Le Mal, c’est la division, l’égoïsme et la haine qui tendent vers la mort. Le Bien c’est l’unité et l’amour, c’est l’expansion infinie de l’Etre dans sa plénitude.
Aucune théorie moniste ne suffit à nous expliquer l’univers. Nous sommes donc conduits à voir partout la lutte de deux volontés adverses. D’un côté, nous avons le Bien, la Vie, l’Amour, l’expansion, la chaleur, le grand sympathique, le cœur, l’instinct, les états fluidiques de la mati ère, le cytoplasme, l’alcalinité, l’immortalité ; — de l’autre, le Mal, la Mort, la Haine, l’attraction, le froid, les solides, le système cérébro-spinal, le cerveau, l’intelligence, le noyau de la cellule, l’acidité, l’atome, l’instant... Le dualisme des sexes manifeste enfin la dualité fondamentale; l’amphimixie est une force de mort, et la parthénogenèse, un effort de restauration purificatrice. La lutte sexuelle [2] (comme le « choc cosmique » des nébuleuses) si âpre chez certaines espèces animales, n’est qu’un épisode du grand conflit dont le monde est le théâtre, entre deux volontés qui cherchent chacune à réaliser sa propre fin.
Pour toutes ces incarnations respectives des deux forces en présence, il est indispensable de remarquer qu’il ne s’agit que de la direction générale, de la tendance essentielle, et non point d’états fixes, absolus. Le bien et le mal se compénètrent partout. Nous disons que le cerveau par exemple manifeste la force mauvaise d’individuation ; mais nous ne pouvons dire qu’il est mauvais en soi, puisqu’il vit et par cela même participe à la force bonne. De même, la femme, « tirée de la côte d’Adam », manifeste originairement la force mauvaise de scission (le rapprochement sexuel devient dès lors un contact avec le mal qui a réussi à grouper autour de son centre d’attraction la part de bien arrachée à l’unité primitive); mais en tant que mère elle se rachète, se relève, tandis que « l’homme déchu, l’être désormais masculin, aggrave sa chute en s’engageant, dans le plan supérieur de la connaissance, non du côté de l’intuition, mais de celui de l’intelligence, c’est-à-dire dans la voie de l’individuation totale », montrant ainsi que la « chute organique n’était que la répercussion dans les plans inférieurs d’une chute plus lointaine, consistant, par l’apparition de la connaissance intellectuelle, avec son dualisme du sujet et de l’objet, à prendre conscience du sens profond de la dualité fondamentale, de l’opposition du bien et du mal ».
Autre exemple : les mentalités prélogiques ou alogiques si remarquablement étudiées par les Frazer, les Dürkheim, les Lévy -Bruhl, s’opposent à nos mentalités logiques; elles incarnent la force de vie et d’amour; et la rupture de la participation originelle est une chute véritable. Il serait toutefois illégitime d’en conclure que les sauvages polynésiens sont des races plus parfaites que les civilisés ; car elles aussi elles sont dégénérées par rapport à l’homme originel. C’est le sauvage qui a accentué « l’orientation vers la haine, tandis que le civilisé qui venait de prendre conscience du dualisme, allait essayer de se racheter en s’élevant dans les plans supérieurs de l’amour ». Le mode de connaissance du sauvage rappelle un état intellectuel plus parfait, mais « sous des facultés cognitives meilleures, s’incarnait, dans les plans affectifs plus amples, la volonté mauvaise ».
La chute est donc universelle ; mais l’évolution purificatrice peut parvenir à en réparer les désastreuses conséquences. La douleur, née de la division de plus en plus grande de l’être et de son travail, servira même à le régénérer, symbole d’un effort pénible qui témoigne d’une volonté de rachat. Si l’être souffre, c’est qu’il n’a pas tout à fait abdiqué ; c’est qu’il veut retrouver son expansion première, son immortalité perdue, c’est qu’il s’efforce de regagner les plans supérieurs de la vie [3]. La conscience affective, l’intuition, le génie, autant d’aspects d’un effort restaurateur pour retrouver la vie primitive, pour atteindre par une dilatation de l’intelligence, grâce à l’intervention du grand sympathique dans le travail cérébral, l’essence profonde de la réalité [4].
Au cours de cet effort de remontée, de nouveaux moyens d’expression apparaissent : ce sont les diverses formes de l’Art et surtout la plus spirituelle, « voisine de la magie, soumise par suite à sa loi mystique de participation », la Musique, qui non seulement « nous a introduit dans les profondeurs de la vie émotionnelle, mais annonce déjà des états nouveaux, plus expansifs encore, où l’âme se sent progressivement en communion avec le principe de l’univers. » Au terme enfin de cette ascension vers la perfection primitive, de cette mystique « montée du Carmel », comme disait saint Jean de la Croix , nous trouvons les états profonds de l’oraison et de l’extase, qui font communier avec le plan divin, et qui, par le sentiment d’une présence indicible qui dilate l’âme, en abolissant toute individualité et tout égoïsme, restituent la vie surabondante et la joie qui ne peut être ravie.
A la matérialisation de l’esprit , à la solidification progressive de la vie sous l’influence des forces attractives, à cette chute qui projette la vie dans l’espace et dans le temps, et qui la fait descendre de plan en plan [5] aboutissant à des durées de moins en moins expansives, s’oppose donc un effort de remontée, une ascension rédemptrice. Les émotions artistiques, les extases mystiques, la joie, l’oubli purificateur du mal et delà haine, l’adhésion libre au bien, sont des conquêtes, des élans qui nous font remonter vers les plans supérieurs et nous affranchissent de notre moi. Mais une telle puissance de libération et d’expansion, « l’être ne saurait la puiser que dans une source de vie plus intense ; ce sont les durées supérieures qui élèvent à leur niveau les énergies inférieures... » par la « condescendance d’un amour infini »... par un « don gratuit, un grand acte de libéralité et d amour », par « la générosité infinie d’un principe qui se donne » (Ravaisson), par « cet amour et cette générosité qui seuls triomphent des âmes » (Spinoza ).
On voit l’importance d’une telle conception de l’univers pour le sujet dont nous nous occupons. Non seulement elle concorde d’une façon frappante avec l’ensemble de la pensée maistrienne et elle peut fournir une solide base scientifique à certains de ses points de vue, mais elle confirme merveilleusement dans leurs grandes lignes, les données de la tradition ésotérique. On ne peut d’ailleurs lui adresser le reproche de manichéisme. « Il ne s’agit pas d’un dualisme radical où les deux principes, placés sur le même plan, auraient même degré de réalité. Un seul possède à proprement parler l’existence, puisqu’il est l’expression intégrale de la vie, et que dès lors tout ce qui au monde possède de réalité ou d’être ne saurait procéder que de lui ; l’autre consiste simplement en une volonté de haine et de mort, infini négatif, si l’on veut, dans le sens où négatif implique un néant de vie, et par suite d’existence. Mais il ne saurait par cela même, constituer,en dehors des êtres créés, un principe réel, effectivement réalisé en soi. Il n’existe que par son action dans l’univers et par la haine éternelle qu’il a vouée à la vie. » [6] Il est une « inversion de la volonté expansive du Bien » ; et c’est son action qui a amen é dès le premier plan de la création, c’est-à-dire dès le plan immédiatement voisin du plan suprême, une scission radicale dans les êtres spirituels originairement créés [7]. L’œuvre de la rédemption, (de l’évolution que l’occultisme oppose à l’involution) [8] est de réparer cette œuvre de mort. L’unité, la liberté, l’immortalité perdues peuvent se reconquérir. « A une vision pessimiste des faits succède vite un optimisme d’espérance. La philosophie de la Nature s’achève dans une philosophie de la Liberté » [9].
Que l’origine du mal soit la rupture d’un ordre primitif, que son essence soit la division de l’unité, tel est sans aucun doute et nous avons eu souvent l’occasion de le voir — la conviction de Joseph de Maistre .
Pour lui, c’est l’ordre qui est l’état primitif, le « royaume de Dieu » ; le mal, qui n’est donc pas nécessaire en soi et ne vient pas du Créateur, est une dérogation à cet ordre antérieur. L’univers nous offre perpétuellement le spectacle d’une finalité contrariée, d’une harmonie rompue [10]. La contradiction est partout ; l’univers obéit toujours à deux forces [11]. « Il n’y a rien de si évident dans l’univers que l’existence de deux forces opposées qui se contrarient sans relâche. Il n’y a rien de bon que le mal ne souille et n’altère [12]. Il n’y a rien de mal que le bien ne comprime et ne pousse pros epanorthosin. » [13] Le péché originel explique tout, et sans lui on ne peut rien expliquer. Il se répète « à chaque instant de la durée, d’une manière secondaire » [14]. Dieu ne pouvait créer l’homme mauvais, pas plus qu’il ne pouvait créer le mal. La chute et ses conséquences sont un mystère sans doute, mais un mystère « plausible », que le consentement universel a d’ailleurs pressenti et admis (Ibid, et Sacrifices, ch. I).
L’esprit du mal est un esprit de division [15], un esprit de lourdeur [16], un esprit de ténèbres [17]. Actuellement, « tout est mal » [18], tout est corrompu, « tous les êtres gémissent » ; l’homme « naturel » est profondément pervers (Sacrifices, ch. II). La division est partout : dans l’humanité [19], dans l’individu (Sacrifices, ch. III) dans la pensée humaine [20]. Le vice sépare (Soirées, 10e entr). La vie est essentiellement une lutte perpétuelle [21]. Le temps est de même une conséquence de la dégradation universelle. L’homme n’est pas fait pouf lui. Le temps est « quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir » et c’est pour cela que dans nos songes, c’est-à-dire quand l’esprit se libère un peu de la matérialité,il n’a plus l’idée de temps [22]. Ainsi que M. Lasbax Maistre considère le mal physique comme l’expression, sur un plan inférieur, du mal moral. C’est même le point essentiel de sa théodicée (Ibid., 1e entr). Il ne part pas de la matière pour expliquer la vie, mais de l’esprit, dont la matière étendue n’est qu’une dégradation, une limitation, une sorte de congélation, dirait Bergson [23]. Les corps sont des prisons dans lesquelles les âmes coupables sont enfermées, isolées, divisées. Mais ce châtiment porte en soi la promesse du rachat.
La chute n’est pas irrémédiable. Le mal n’est pas absolu. Quelque tragique tableau que Maistre trace de son empire, il ne veut pas qu’il ait le dernier mot. « Le mal est dans le monde. Le mal ne peut venir du principe bon. Il y a donc deux principes. Mais il ne peut y avoir d’égalité entre eux : le premier doit nécessairement demeurer vainqueur du second... Tiedeman a calomnié Platon en l’accusant d’établir l’égalité des deux principes. » [24]
Il ne faut pas trop mépriser l’homme qui, si dégradé qu’il puisse être, demeure capable de toutes les vertus (Soirées, 4e entr). Si le vice sépare et détruit, la vertu « édifie » et cimente (Ibid., 10e entr).
Parallèlement à la chute universelle, il y a un effort de remontée, c’est-à-dire de retour à l’unité perdue. « Toutes les créatures gémissent » disait saint Paul qui expose principalement dans l’Epître aux Ephèsiens sa doctrine secrète du Plérôme, de la plénitude de la gloire, de la spiritualisation en un mot à laquelle la nature entière aspire [25]. Les langues humaines qui se sont divisées à Babel ont fait le jour de la Pentecôte un merveilleux effort pour se réunir dans la bouche des Apôtres. Le latin a servi dans une certaine mesure de langue universelle et le français joue parfois le même rôle [26]. Tout ayant été divisé, tout désire la réunion ; et cette réunion ne peut s’achever que dans l’amour (Ibid., 10e entr). L’humanité retrouvera peut-être un jour son unité sur terre [27]. Mais cette unité politique n’est rien auprès de l’unité métaphysique qu’elle pourra trouver dans le plan suprême, en Dieu. L’Eglise, — collectivité des membres du Christ , vivant, existant et se. mouvant en Lui, se nourrissant de Lui par la vertu mystique d’un sacrement ineffable qui « brise le moi » pour le transfigurer et lui donner la vie — l’Eglise est la préfigure de l’Eglise céleste , océan où toutes les eaux se mêleront d’une manière incompréhensible à notre intelligence calquée sur la matière, mais que notre intuition pressent et réclame. « Lorsque la double loi de l’homme sera effacée, et que ses deux centres seront confondus, il sera un : car n’y ayant plus de combat dans lui, où prendrait-il l’idée de la duité? » « Lorsque le mal sera anéanti », quand il n’y aura plus de passion ni d’intérêt personnel, « que deviendra le moi » ? « Qui peut se représenter cette Jérusalem céleste où tous les habitants, pénétrés par le même esprit, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront le bonheur ? » [28]
Le péché originel prouve qu’il y a entre nous une certaine unité, puisque nous sommes coupables de la prévarication d’Adam. Et Maistre n’est pas loin d’admettre la préexistence des âmes [29]. Des formes d’existence insoupçonnées ont dû correspondre, nous l’avons vu, à l’époque du monde où la planète ne s’était pas encore solidifiée, où l’étendue ne s’était pas dégradée jusqu’à l’espace euclidien. La dualité sexuelle est une conséquence de la chute. Des textes inédits très curieux nous prouvent que Maistre s’était rallié à ce point de vue. Il cite des écrits patristiques qui font dire au Christ que son royaume viendra « lorsque deux choses n’en feront qu’une, et que ce qui est en dehors sera comme ce qui est en dedans [30], que le mâle sera confondu avec la femelle, et qu’il n’y aura ni homme ni femme [31] ; — lorsque vous aurez déposé le vêtement de honte et d’ignominie, lorsque deux deviendront un, que le mâle et la femelle seront unis, et qu’il n’y aura ni homme ni femme » [32] —c’est-à-dire, commente Maistre [33], « lorsque la vie ou la génération extérieure, sera devenue semblable à la vie intérieure ou angélique ; il n’y aura qu’une naissance. Il n’y aura plus de sexe. Le mâle et la femelle ne feront qu’un et le royaume de Dieu arrivera. » Et il ajoute : « on a entendu dire au célèbre Hunton, bon matérialiste, dit-on, et qui ne songeait guère à ces textes : « En examinant les choses attentivement, il me semble que les parties de la génération chez les deux sexes sont des pièces placées après coup. » [34]
Si donc le spectacle du monde nous révèle la chute, il nous montre en même temps « une main réparatrice... » Il y a deux intentions visibles et non une seule : l’ordre et la restauration [35]. L’homme est aidé dans le combat qu’il livre. Perdu par un seul, il a été racheté par un seul (Ibid., 10e entr). Le sacrifice du Verbe incarné [36] est le point culminant de la lutte à laquelle nous devons tous collaborer [37]. « Rien ne change en mieux sans l’action divine » disait Origène [38]. « Corriger est de l’homme, changer est de Dieu, dit Maistre. La puissance humaine ne s’étend peut-être qu’à ôter ce mal pour en dégager le bien et le laisser germer suivant sa nature. » [39]
Une loi d’équilibre régit le monde. A l’action succède la réaction. De toute force naît nécessairement un obstacle qui la détruit si elle s’agrandit outre mesure. « On ne saurait augmenter la puissance d’un levier sans augmenter proportionnellement les difficultés qui doivent enfin le rendre inutile. » On ne peut perfectionner une qualité d’un instrument d’optique sans en affaiblir une autre (Soirées, 5e entr). La « force cachée que nous appelons nature a des moyens de compensation dont on ne se doute guère. » (Ibid. 4e entr) « La toute-puissante bonté sait employer un mal pour en exterminer un autre. » Le fond de la politique et de la philosophie maistrienne de l’histoire est, en effet, comme nous le verrons, de retrouver les voies merveilleuses par lesquels la Providence sait du mal tirer le bien.
Il ne nous semble pas nécessaire d’insister sur la théodicée bien connue de Joseph de Maistre [40] qui, à la suite de Plutarque, s’efforce de justifier les délais de la justice divine, l’actuelle répartition des peines et des joies, montrant d’abord que les maux doivent tomber sur les bons aussi bien que sur les méchants, puisque Dieu ne peut suspendre en leur faveur les lois générales du monde ; que grâce aux maladies d’une part, à la justice humaine de l’autre, la plus grande somme de bonheur même temporel appartient encore à la vertu ; que la vertu par elle-même est un bien, et que d’ailleurs « nul n’est innocent »; que les dogmes mystérieux de la communion des saints et de la réversibilité, approuvés par le consentement universel et les spéculations les plus profondes, nous montrent l’innocent payant merveilleusement et parfois volontairement pour le coupable ; que la bonté divine, les mérites du Sauveur et des Saints ont amassé un trésor de grâces où nous n’avons qu’à puiser, pour trouver des « indulgences » et combattre le mal ; réservant pour couronner seulement son argumentation, les peines et les récompenses de la vie à venir.
Pour coopérer à l’action salvatrice providentielle l’homme dispose de deux ressources puissantes : la douleur et la prière. Léon Bloy voyait dans l’attitude de chacun devant la souffrance le moyen d’estimer la valeur de son âme. Beethoven prêtant aux mots de Schiller l’incantation la plus profondément rédemptrice qui soit sortie d’un être humain, chantait la Joie plus haute qui naît de la douleur. Spinoza proclamait avec ardeur et sécheresse l’utilité de celle-ci au sein des contingences, magnifiant la Force d’âme et la Générosité.
Maistre ne pouvait qu’être frappé de l’importance donnée par tous les peuples à la lâcheté et au courage, de même que de l’unanimité des temps à voir dans les maux physiques ou les fléaux naturels le signe d’un châtiment divin. Mais dans cette souffrance, il voyait lui aussi l’accompagnement fatal de l’effort purificateur. Il insiste toujours sur sa valeur régénératrice. Elle est pour lui le remède par excellence, remède qui atteint sa plus haute expression dans le sacrifice (Soirées, 9e entr) et son efficacité absolue dans le sacrifice du Fils de Dieu. Le Sauveur qui a été fait péché pour nous, a pris sur lui tous les crimes du monde pour les expier ensemble en répandant un sang, dont le sang des victimes judaïques ou païennes n’était que la préfigure.
Le chirurgien guérit douloureusement un mal physique. De même l’action providentielle se sert du mal physique « pour l’extirpation du véritable mal ». Dans un monde déchu, « le remède du désordre sera la douleur, dans l’ordre sensible comme dans l’ordre supérieur. » Les souffrances causées par les maladies, par exemple, sont-elles autre chose que « l’effort de la vie qui se défend ? » La souffrance nous perfectionne (Ibid., 8e entr), nous plonge au sein même de la réalité; non seulement elle expie, mais surtout elle améliore. Nulle chose, moins que le mal, n’est en soi nécessaire (Ibid., 5e entr). Il ne fait pas partie intégrante de la réalité. Il est une peine, et « toute peine est infligée par l’amour autant que par la justice. » Tout châtiment tend à extirper le mal qui n’a pas complètement triomphé. Partout où il y a vie, il y a espoir de régénération [41].
L’homme dispose en outre de la prière, cette « dynamique de l’âme »,qui intervient comme,une cause seconde dans la succession des événements, et qui est une arme si puissante qu’elle contraint en quelque manière la volonté divine (Soirées, 5e entr). « Les droits de l’homme sont immenses. » La prière est « sa véritable action spirituelle»; elle a « dans l’ordre supérieur comme dans l’autre, le pouvoir d’obtenir des grâces et de prévenir des maux » ; elle peut resserrer l’empire du mal « jusqu’à des bornes inassignables. » (Ibid., 4e entr) Peu importe d’ailleurs ce que nous demandons; car Dieu sait mieux que nous ce dont nous avons besoin. La prière a par elle-même une vertu purifiante qui vaut presque toujours mieux que le désir, parfois trop terrestre, qui nous pousse à prier. L’essentiel est le rapport de confiance, d’amour et de soumission dans lequel elle nous met avec Dieu.
Pour que la prière soit efficace, il faut que les événements ne soient pas rigoureusement déterminés à l’avance. De même qu’il s’est élevé contre les scientistes qui nient l’ordre primitif de l’univers et les causes finales [42], Maistre attaque les déterministes pour défendre la prière et la Providence. Non seulement le système des lois invariables de la nature lui paraît faux par cela même qu’il est radicalement néfaste, en ce qu’il mène droit au fatalisme démoralisateur et persuade de ne plus prier, c’est-à-dire de perdre « la vie spirituelle », « la respiration de l’âme » [43] et la meilleure force qui soit en notre possession ; il ne voit dans la nature que des ressorts assez souples pour se prêter à l’action des êtres libres, action qui se combine souvent avec les lois matérielles. Dans chacune de ces lois, il découvre une partie flexible et contingente. La greffe est ou n’est pas une loi de la nature, suivant l’action de l’homme. Il tombe chaque année une même quantité d’eau , ou il meurt sensiblement un même nombre d’individus; mais la répartition de cette pluie, la distribution de la vie, le lieu et le temps des morts, forment « la partie flexible de la loi ». Nous ne prierons point pour que l’olivier croisse en Sibérie, mais pour qu’il ne gèle pas en Provence.
Ces idées eussent paru puériles et teintées d’« obscurantisme » il y a un demi siècle; mais les philosophes ont réhabilité depuis l’idée de « la contingence des lois de la nature » (Boutroux). Les savants eux-mêmes ne voient généralement plus dans les lois scientifiques qu’une approximation et doutent même que le déterminisme soit la loi intransgressible de l’univers. Il y a au moins, selon M. Urbain, un « déterminisme secondaire » qui n’est ni à notre portée, ni à notre mesure. La science n’est qu’un prolongement de la connaissance vulgaire et elle en partage la faiblesse. Elle n’est qu’une « adaptation de nos moyens intellectuels aux données sensibles de l’univers. » Nous pouvons seulement nous familiariser avec les phénomènes; et « en prévoir le retour avec une probabilité plus ou moins grande, qui dépend d’un déterminisme plus ou moins relatif, et suivant des lois plus ou moins approximatives. » [44] La physique mathématique elle-même aboutit aujourd’hui à la conception d’un déterminisme assez large, assez souple pour que la vie et la volonté libre y aient leur place [45].
Maistre devait répondre d’autre part à l’argument que pourraient fournir contre le libre arbitre de l’homme et l’utilité de sa prière, l’omnipotence et la prescience divines. Nous n’avons pas à répéter les discussions classiques des théologiens, qui généralement se résignent à tenir ferme les deux extrémités de la chaîne sans bien connaître tous les anneaux intermédiaires, et invoquent à juste titre la relativité du temps. Nous sommes ici devant une de ces questions où « la tête tourne un peu. »
Notre devoir est en tout cas de recourir à la prière, comme les malades recourent au médecin, puisque la prière comme les soins médicaux sont des « causes secondes », dont dépend la suite des événements. Les prophéties elles-mêmes ne sont pas toujours tout à fait claires, car cela « ne s’accorderait pas avec la liberté de l’homme » [46] L’amour divin même veut cette liberté. « Dieu dit non sans beauté Saint-Martin, est à l’égard de ses créatures, dans la fatalité de l’amour éternel qui le lie à elles, sans pouvoir s’en détacher. » — Fatalité différente de la fatalité « servile », et qui est fondée sur l’universalité de sa vivante substance embrassant tout. Il faut que l’amour soit libre. Il faut que l’amour humain « ait le pouvoir de répondre ou de résister aux avances que ce suprême amour nous fait continuellement. » [47]
On tire un cheval par la bride, on appelle un enfant, on va chercher un livre. Dieu meut toutes les créatures, anges, hommes, animaux, matière brute, mais chacun suivant sa nature, et « l’homme ayant été créé libre, il est mu librement (Soirées, 5e entr). » « Nous sommes tous attachés au trône de l’Etre suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir. » Ordre admirable de l’univers ; les êtres libres agissent sous la main de la Providence, « tout à la fois volontairement et nécessairement : ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux. » Pour Dieu, « tout est moyen même l’obstacle ; et les irrégularités, produites par l’opération des agents libres, viennent se ranger dans l’ordre général. » [48] Parfois, dans les révolutions, dans les guerres, la chaîne qui lie l’homme se raccourcit. Et tout l’effort de Maistre étudiant l’histoire sera de retrouver l’action et les plans de la puissance suprême. Différentes forces motrices ne peuvent-elles pas agir à la fois sur un même corps et se combiner. Dans la dynamique des objets matériels, la force qui les anime ne leur appartient pas ; « dans celles des esprits, les volontés, qui sont des actions substantielles, s’unissent, se croisent ou se heurtent d’elles-mêmes. » Une volonté peut en annuler une autre. L’homme a même parfois le triste pouvoir de contrecarrer le désir de Dieu. Mais parfois aussi, sa liberté peut collaborer avec Lui. Quelle n’est pas alors son efficacité [49] !
Maistre cherche d’ailleurs à approfondir la nature de la prière, car il voit en elle le centre de la vie intérieure et le lien normal entre la terre et le ciel. Une question avait été agitée au XVIIIe siècle. Contre Nicole, Fénelon et Mme Guyon, qui identifiaient la prière au désir, Maistre définit la prière « un mouvement de la volonté par l’entendement » basé sur la foi. Il ne veut pas que l’amour, dont l’initiative vient d’en haut, soit indispensable à la prière. L’amour sensible ne se commandant pas, l’homme ne pourrait donc prier avant que cet amour arrivât de lui-même, autrement il faudrait « que le désir précédât le désir »... L’homme ne doit-il pas d’ailleurs demander même la grâce d’avoir des sentiments et d’accomplir des actes qui répugnent à sa nature ? La maxime qui assimile la prière au désir est au fond décourageante ; elle fait partie du système funeste et désespérant de Port-Royal. Le désir n’est pas libre; la prière au moins doit l’être ; ou plutôt l’homme doit pouvoir librement demander le désir. Il peut donc prier sans désir et même contre le désir, de même qu’il a la force d’agir contre le désir. Il n’est pas étonnant que le janséniste Nicole ait soutenu que le fond de la prière est le désir. « Ne voyant que la grâce dans le désir légitime, il ne laissait rien à la volonté, afin de donner tout à cette grâce qui s’éloignait de lui pour le châtier du plus grand crime qu’on puisse commettre contre elle, celui de lui attribuer plus qu’elle ne veut. » Fénelon, tout au contraire, prenait la prière pour le désir, parce que « dans son cœur céleste, le désir n’avait jamais abandonné la prière. » (Soirées 6e entr) Il exprimait à vrai dire l’expérience des mystiques.
Il y a en effet un malentendu dans cette discussion. On peut arriver à la sainteté par la bonne volonté simple et la pratique continuelle delà vertu, d’autant plus courageuse que manquent les grâces « sensibles ». Il faut de même distinguer la prière proprement dite de l’homme juste, et l’oraison du mystique. Il n’y a donc pas lieu d’opposer la psychologie maistrienne à l’expérience mystique [50] ; la « demande » et l’ « abandon » mystique sont deux choses différentes, si différentes que les formes verbales de la première doivent disparaître lorsqu’on arrive à l’intuition obscure de la divine présence.
Il n’y a rien de plus difficile d’ailleurs que d’émettre « une véritable première », si ce n’est d’en composer une. Toutes les nations ont prié, mais seulement « en vertu d’une révélation véritable ou supposée, c’est-à-dire en vertu des anciennes traditions » ; et l’on reconnaît la véritable religion à la qualité de ses prières. Non seulement les individus doivent prier, mais aussi les nations. Essentiellement, toute prière véritable est toujours exaucée. Mais c’est surtout quand nous demandons à Dieu seulement que sa volonté à lui soit faite, « c’est-à-dire que le mal disparaisse de l’univers » que nous sommes sûrs de n’avoir pas prié en vain.
Le mystique qu’est Joseph de Maistre cherche d’ailleurs à pénétrer plus profondément encore dans l’essence de la prière ; et se demande quels rapports mystérieux, elle peut avoir avec la magie véritable. Ses notes inédites reflètent de telles préoccupations. Nous l’y voyons chercher dans Origène « c« que les Initiés pensaient dans ces premiers temps sur les Intelligences d’un ordre supérieur, sur leurs relations avec l’homme et sur l’essence de la prière. (Contre Celse, L. V). C’est le grand principe de toute théurgie que toute intelligence doit être appelée par son nom », ajoute-t-il en signalant aussitôt le danger de certaines « invocations » [51]. Nous respecterons à ce sujet la discrétion du théosophe.