Les hymnes du Rig-Véda nous fournissent les noms de nombreuses divinités auxquelles ils s’adressent et dont les principales subsisteront, nominalement au moins, dans la mythologie postérieure ; mais nous n’y trouvons rien qui ressemble aux attributions de fonctions nettement définies et à la classification méthodique des dieux d’Homère ou d’Hésiode. Bien que la manière dont on les décrit les revête d’une sorte d’anthropomorphisme, les dieux védiques sont vagues, indécis, sans personnalité précise, souvent sans attributions bien déterminées, se remplacent et se confondent, ou bien, à tour de rôle, l’un d’entre eux, Agni surtout, réunit tous les autres en sa personne, au gré de la dévotion et de l’enthousiasme reconnaissant de l’adorateur, de telle façon qu’on peut se demander s’ils ne sont pas de simples épithètes d’un Dieu unique, si l’on est, avec eux, en présence d’une conception polythéiste ou monothéiste.
Un point acquis, c’est qu’ils ne sont pas éternels (les Aryas primitifs ne paraissent pas plus avoir conçu la notion d’éternité que celle de l’infini absolu et cela n’a rien qui doive nous étonner étant donné leur état probable de civilisation) ; mais par suite des contradictions coutumières aux écritures védiques, leur origine demeure dans une incertitude complète. Tantôt ils semblent être sortis spontanément du chaos ou d’une entité négative préexistante [1] : « Dans le premier âge des Dieux, l’existant naquit de l’inexistant » (Rig-Véda X, 71, 3) ; tantôt on les fait naître d’un couple primordial, Dyâvâprithivî c’est-à-dire Dyos « le Ciel » et Prithivî « la Terre » (R. V. I, 159, 1) ; tantôt ce sont les fils de Brahmanaspati [2] (R. V. II, 26, 3), de Soma [3] (R. V. IX, 96, 5), d’Aditî [4] (R. V. I, 89, 10), d’Ouchas [5] (R. V. I, 113, 19), ou bien encore d’Agni [6], c’est-à-dire du sacrifice même, tantôt ils remplissent alternativement les uns envers les autres, les rôles de pères et de fils.
Le Véda les dit immortels, Amartyas, toutefois ils ne tiennent pas ce privilège de naissance : ils l’acquièrent par différents moyens, et sont même susceptibles de le perdre, ou tout au moins de déchoir de leur puissance. D’après certains passages des Védas et des Brâhmanas, c’est Agni qui leur a donné l’immortalité quand ils l’ont honoré au moment de sa naissance ; d’autres fois ils la doivent à Savitri [7], ou bien ils ont vaincu la mort et gagné le ciel par la continence, la ferveur de leurs austérités et par la pénitence (tapas), ou encore en proférant et méditant la syllabe mystique Om . Le plus souvent, les textes sacrés nous apprennent que mortels les dieux sont devenus immortels pour avoir bu l’amrita [8], ou par les sacrifices qu’ils ont accomplis, sans qu’on nous dise, toutefois, à qui pouvaient s’adresser ces sacrifices alors que les dieux n’existaient pas encore, à moins qu’il ne s’agit du sacrifice pour le sacrifice, c’est-à-dire d’un acte sacré et méritoire en lui-même et par lui-même, ainsi qu’il semble résulter de ce passage du Rig-Véda [9] : « Avec le sacrifice, les Dieux honorèrent le sacrifice ; ce furent les premiers rites. Ces grandes puissances ambitionnaient le ciel, là où sont les antiques Sâdhyas, les Dieux (X, 90, 16).
Si les textes sacrés nous laissent indécis en ce qui concerne l’origine et l’immortalité des dieux védiques, notre incertitude n’est pas moindre au sujet du degré de puissance qu’ils leur attribuent. Ce sont évidemment, des êtres supérieurs aux hommes par la grandeur, la force et l’intelligence ; ils commandent en maîtres aux éléments et aux phénomènes de la nature ; ils gouvernent et protègent l’univers ; ils accordent faveurs et grâces à leurs adorateurs et les défendent contre leurs ennemis ; mais, en dépit des hymnes où on la magnifie, leur puissance n’est pas sans limite. Continuellement elle est mise en échec par celle, non moins grande des démons, et s’ils finissent toujours par sortir vainqueurs de leurs éternels combats, les dieux ne s’en tirent pas sans blessures, ni sans défaites temporaires ; peut-être même succomberaient-ils, si les hommes ne soutenaient leurs forces et leur courage par les sacrifices, les offrandes, surtout par les oblations de Soma, la liqueur enivrante dont ils sont avides. Bien plus, par leurs méditations, leurs sacrifices et leurs pénitences austères, les saints anachorètes peuvent acquérir sur la nature une puissance au moins égale à celle des dieux, les chasser du ciel par une simple malédiction et même se substituer à eux dans leurs fonctions et leur gloire divines, éventualité redoutable que ceux-ci s’évertuent continuellement à prévenir en induisant en tentation ceux de leurs compétiteurs qui menacent de devenir dangereux. Enfin sans aller jusque là, l’Atharva-Véda enseigne les incantations par lesquelles l’homme peut asservir la volonté des dieux à la sienne propre, et mettre leur pouvoir au service de ses intérêts.
Par ce qui précède il est aisé de concevoir à quelles difficultés se heurte le mythologue qui cherche à déterminer la nature de ces dieux. L’opinion courante, d’accord du reste avec la tradition des brâhmanes, est qu’ils personnifient les forces, les éléments et les grands phénomènes de la nature : le ciel, l’atmosphère, la terre, le soleil , la lune , le jour, la nuit, la pluie, le feu, le vent, etc., et il est certain que telles ont été leurs attributions dans la mythologie des temps postérieurs ; mais cette répartition de fonctions semble être le résultat souvent arbitraire du classement opéré par les brâhmanes lorsqu’ils se sont avisés de mettre quelque ordre dans leur panthéon devenu trop vague. En effet, à part Agni, Indra , Varouna, Sourya, Ouchas et Yama , aucun des Dieux védiques ne remplit un rôle nettement déterminé, ou n’a une personnalité absolument distincte. D’un autre côté le nom collectif même qu’on leur a donné, Dévas [10] « les brillants », indique ou semble indiquer qu’au début du moins, ils ont représenté exclusivement des phénomènes d’ordre lumineux. Cette considération, et aussi la découverte du fait que le Rig-Véda n’est en réalité qu’un rituel du sacrifice, ont amené M. Bergaigne [11] à conclure que ces Dieux représentent les éléments du sacrifice et spécialement ses éléments ignés, le feu et la mati ère inflammable qui l’entretient. Allant plus loin encore dans cette voie, M. Regnaud [12] voit dans tous ces dieux de simples épithètes du feu et de la libation. A l’appui de cette hypothèse, on pourrait citer de nombreux passages des Brâhmanas, des Oupanichads, des Çâstras et des Pourânas, où l’identification de quelqu’un des grands dieux au sacrifice est nettement formulée ; dans la Bhâgavad-Gîtâ [13] entre autres, lorsque Krichna révèle sa véritable nature à son ami Ardjouna, il déclare être tout ce qui existe dans l’univers, l’univers lui-même, le sacrifice.
Mais ce n’est pas ici la place de discuter de la véritable nature des dieux, et quelle qu’elle puisse être nous devons les présenter sous l’aspect et avec les attributions que leur donne la tradition brâhmanique. En prenant à la lettre le sens apparent des hymnes du Rig-Véda, les Dévas nous apparaissent déjà anthropomorphisés et, si on n’en rencontre pas de descriptions physiques, comme dans les ouvrages d’une date postérieure et surtout dans les Pourânas, on sent implicitement qu’ils ont des corps assez semblables à ceux des hommes, de même qu’ils eu possèdent les passions, amour, haine, colère, affection, antipathie, reconnaissance, ressentiments, et même les besoins, car il leur faut pour soutenir leurs forces et entretenir leur immortalité la nourriture que leur fournissent les sacrifices accomplis à leur intention. Très nombreux, on pourrait presque dire innombrables, ils ont des sexes différents ; mais, bien que presque chaque dieu ait pour compagne une déesse, qui n’est souvent qu’une forme féminisée de son nom, à part Aditi, Diti, Pârvatî ou Prithivî, Ouchas et les Apsaras, l’élément féminin remplit un rôle très effacé dans la mythologie védique. D’après de nombreux passages du Rig-Véda, il y aurait seulement trente-trois dieux : — « O vous, Dieux, qui êtes onze dans le ciel, qui êtes onze sur la terre, et qui, dans votre gloire, êtes onze habitants des eaux, accueillez favorablement cette offrande qui est nôtre » (I, 139, 2) ; « Puissent les trois en plus de trente Dieux, qui ont rendu visite à notre gazon [14] du sacrifice, nous reconnaître et nous rendre le double » (VII, 28, 1) ; — « Vous qui êtes les trois et trente Dieux adorés par Manou , ainsi loués, puissiez-vous devenir les destructeurs de nos ennemis » (VIII, 30, 2) ; et, plus explicite le Çatapatha-Brâhmana répartit ces trente-trois divinités en douze Adityas, onze Roudras et huit Vasous, auxquels il adjoint soit Dyôs et Prithivî, soit Indra et Pradjâpati. Mais il est évident que ce chiffre de trente-trois adopté pour une raison qui nous échappe ne représente pas et n’a jamais représenté le nombre total des dieux, car le Rig-Véda lui-même, selon son habitude de contradictions continuelles, mentionne dans d’autres passages les trente trois dieux augmentés, suivant les circonstances, d’Agni, de Soma, des Açvins, des Nâsatyas, etc. Ailleurs encore, il va plus loin et déclare : — « Trois cents, trois mille, trente et neuf Dieux ont adoré Agni » (III, 9, 9).
De bonne heure les Brâhmanes ont senti la nécessité de mettre un peu d’ordre et de hiérarchie dans cette multitude confuse d’êtres divin, et déjà plusieurs siècles avant notre ère, le célèbre Yâska [15] en entreprit dans son Niroukta [16] un classement méthodique, ou plutôt deux classements différents. Dans un premier passage, il les répartit en grands et petits, vieux et jeunes, sans dire toutefois sur quelles données il se fonde pour établir cette division que les hymnes védiques ne paraissent ni justifier, ni même suggérer : — « Respect aux grands, respect aux petits, respect aux jeunes, respect aux vieux. Adorons les Dieux autant que nous le pouvons ; puissé-je, ô Dieux, ne pas négliger d’honorer les plus grands (I, 27, 13). Mais un peu plus loin, (VII, 5), il donne en ces termes une autre classification, plus conforme, d’ailleurs, au contexte général des hymnes et aux notions traditionnelles : — « D’après les commentateurs du Véda, il y a trois Dieux, savoir : Agni, qui est place sur la terre ; Vâyou ou Indra, qui réside dans l’air ; et Sourya, dont la place est an ciel. Ces Dieux reçoivent plusieurs appellations différentes en raison de leur grandeur ou de la diversité de leurs fonctions, de même que les termes de hotri [17], adhvaryou [18], brâhmane [19] et oudgâtri [20], s’appliquent à une seule et même personne suivant le rôle particulier qu’elle se trouve remplir dans le sacrifice. Ces Dieux peuvent être tous distincts, car les louanges qu’on leur adresse et leurs noms sont différents [21]. Puis, partant de là, Yâska répartit les manifestations diverses de ces dieux en trois classes ou groupes : les dieux terrestres, les dieux atmosphériques ou intermédiaires, et les dieux célestes . Cette classification paraît avoir été généralement adoptée dans ses grandes lignes par les théologiens brâhmaniques, et a été suivie également par la plupart des indianistes européens, qui y ont ajouté cependant une quatrième catégorie, celle des divinités des eaux.