L’existence de l’âme étant démontrée, il nous faut voir ce qu’est l’âme elle-même, pourquoi elle est, comment elle est. La première question regarde la physique, la seconde la logique, et la troisième la morale.
Ce qu’est l’âme, nul ne le conçoit, car la mati ère n’y a point de part : c’est une substance spirituelle, intellectuelle et des plus semblables à Dieu .
Sa raison d’être? sa fin prochaine? Quiconque ne la veut point connaître est indigne de la vie : la fin de l’âme est de vivre conformément à la raison, et cette [718a] fin dicte la manière dont elle doit se comporter.
I. - Des diverses facultés de l’âme.
1° Des puissances et des passions.
De même que le corps vivant est formé de quatre éléments, de même l’âme, douée de raison, possède-t-elle de quelque façon ses quatre vertus élémentaires, qui sont les vertus de prudence, de tempérance, de force et de justice. De ces vertus, nous disons bien, comme d’autant d’éléments, naît la « rationalité » de l’âme, autrement dit ce genre de vie [dont nous parlions ci-dessus], pleinement conforme à la raison. Ces quatre vertus foncières, ramifiées à l’infini, à la façon des éléments, font surgir en effet dans l’âme les multiples rejetons d’où sortent les autres vertus.
De même encore que l’âme humaine, pour la répartition de la vie organique, se sert de quatre « vertus », opérant chacune dans une des parties principales de l’organisme, à savoir l’appétitive, la rétentive, la digestive et l’expulsive, de même use-t-elle de quatre «passions » pour présider à la vie raisonnable : l’espérance, la joie, la crainte, et la tristesse.
[718b ] La vie du corps est entretenue par les vertus dites « naturelle », « spirituelle », « animale », la première siégeant dans le foie, la seconde dans le cœur, la troisième dans le cerveau. Ainsi la vie de l’esprit , l’activité de la raison se manifeste par trois puissances : le « rationnel », le « concupiscible », l’ « irascible ». Les trois vertus organiques donnent le jour à trois forces vives, sans lesquelles la vie humaine ne saurait se maintenir : dans le foie, la vertu naturelle produit la force nutritive; dans le cœur, la vertu spirituelle engendre la force vivifiante; dans le cerveau, la vertu animale fait naître la sensation . Pareillement, la vie spirituelle ou rationnelle s’ordonne et s’épanouit autour de ces trois vertus : la foi, qui plonge ses racines dans l’entendement; l’espérance, qui a son fondement dans le concupiscible; la charité, pour finir, qui repose sur l’irascible [1].
Sans doute, elle est sans mérite, la foi à qui la raison fournit la preuve de ce qu’elle croit; et cependant, parce que la foi est fondée sur la puissance rationnelle de l’âme humaine, elle se montre naturellement toujours avide de démonstration; elle tiendra difficilement pour vrai [718c] semblable, digne de créance, ce qu’une autorité compétente ou même la raison de l’homme ne lui aura pas tout d’abord présenté comme « raisonnable » au moins de quelque manière [2].
Il n’est pas difficile de montrer - il est même oiseux de le faire - l’affinité du concupiscible et de l’espérance. En revanche, l’irascible et la charité sont deux choses apparemment si opposées que l’une semble la mort de l’autre. Mais ces deux contraires s’harmonisent, dans l’esprit de l’homme, grâce à un élément commun : la ferveur. La colère est toute flamme, mais la charité l’est aussi. Je parle ici, bien entendu, non de la colère animale, mais de la colère humaine, raisonnable. Car il y a une colère intelligente, comme il y en a une autre étrangère à la raison. La première revêt deux aspects : le zèle et la discipline. Le zèle porte l’esprit de l’homme à l’amour de Dieu et du prochain; la discipline met dans son cœur la haine du vice en général, haine qui est commandée, du reste, par l’amour de Dieu et des hommes [3].
[718d] La colère animale, ou ne connaît pas de mesure (rage, frénésie), ou n’est jamais satisfaite (colère vaine et sans objet), ou ne peut être assouvie que par la vengeance (celle-ci l’apaise comme le coït met fin aux ardeurs de la chair).
C’est donc bien la charité qui enflamme la colère raisonnable; la charité n’en prend pas moins feu sur la colère qui lui sert de base, qui la précède en quelque sorte et lui ouvre le chemin. Impossible, par exemple, d’affectionner la justice sans d’abord haïr l’iniquité.
Telles sont les puissances qui assurent la vitalité de l’esprit et que nous avons comparées à ces vertus qui, dans le foie, dans le cerveau ou dans le cœur, entre-[719a] tiennent la vie du corps. Qu’un déséquilibre survienne dans ces vertus organiques, par affaiblissement de l’une ou tension excessive de l’autre, et leur action est entravée; maladies et infirmités s’érigent comme autant d’obstacles. Il en va tout à fait de même avec les facultés de l’âme. Un entendement affaibli engendre la présomption, l’hérésie, et désordres du même genre. D’un concupiscible altéré surgissent les concupiscences de la chair et des yeux ou l’orgueil de la vie. Un irascible corrompu, anémié, donne naissance à la colère animale, à la brutalité, à la haine. Mais il est temps de parler des sens.
2° Des sens de l’âme.
L’âme a des sens animaux; elle a des sens spirituels. Dans les uns et dans les autres, son action est si efficace, mais si merveilleuse aussi, qu’elle échappe pour une bonne part à l’intelligence humaine [4].
[719b] Sens externes. - Invisible et incorporelle, l’âme opère, au moyen des sens, quelque chose d’invisible [comme elle] et néanmoins de corporel, en raison du corps visible qui en est le siège ou l’organe. N’importe lequel des cinq sens est un « invisible-corporel » qui prend place entre l’ « invisible-incorporel » et le corps visible auquel il appartient. L’ « invisible-incorporel », c’est l’âme; l’ « invisible-corporel », c’est ce que l’âme accomplit par l’intermédiaire du corps visible : tels sont la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher. Autre chose est en effet la vue, autre chose l’œil; autre l’oreille, autre le phénomène de l’ouïe, et ainsi du reste.
Sens internes. - J’en arrive aux sens internes. La vue intérieure de l’âme s’éclaire par la prudence et s’enténèbre par la folie. Son oreille est blessée par le mensonge, caressée par la vérité . Elle apprécie le parfum de la justice; l’iniquité, l’impudicité sont pour elle une puanteur. La vanité la consume, la vertu l’engraisse; le voisinage de la folie la rend malheureuse; l’étreinte de la sagesse la réjouit. Elle est tout œil, parce qu’elle voit [719c] tout entière et aperçoit tout ce qu’elle regarde. L’homme extérieur, au contraire, ne voit pas avec tout son corps, mais avec son œil seulement. Il ne voit pas tout ce qu’il voit; il n’embrasse jamais du regard qu’une partie de ce qu’il contemple. Ajoutez que, pour l’esprit, voir, entendre, goûter, sentir et toucher ne sont pas des opérations distinctes. Impossible de rencontrer semblable unité d’action et pareille puissance dans les corps.
II - De l’essence de l’âme.
1° L’âme proche de Dieu par sa nature.
Elle est incorporelle. - Nous disions à l’instant de l’âme qu’elle est quelque chose d’invisible et d’incorporel. Nous affirmions du même coup qu’elle ne peut être localisée, comme c’est le cas pour toute substance spirituelle. Voyons cela de plus près, pour pénétrer davantage la nature de l’âme humaine. Est-il vraiment démontré qu’elle ne soit pas localisée, qu’elle échappe, comme la Divinité, aux divers prédicaments qui sont le propre des corps et des substances corporelles? L’essence divine, on le sait, n’est soumise à aucun d’entre eux, bien qu’elle soit elle-même la première et la plus élevée des substances. Comment dire la qualité de Celui qui est sans égal, et préciser la grandeur de qui est incommensurable? Nous ne pouvons dire ce qu’il a, [719d] puisqu’il n’est rien qu’il ne possède, ni dire non plus comment il est, car il est sa propre mesure et sa propre manière d’être. Il est inutile de chercher de quoi est fait Celui qui possède tout, ni où demeure Celui qui n’est en aucun endroit, mais bien partout tout entier. Ne parlons pas de temps à propos de l’Éternel, ni d’acte à propos de Celui qui repose depuis toujours et qui possède toutes choses sans sortir de sa quiétude. N’attribuons aucune passion à l’Impassible par excellence!
Pour ce qui est de l’âme humaine, ne parlons pas de sa grandeur, puisqu’elle n’a pas d’étendue [5]. Soumise à l’inconstance des affections, elle n’échappe pas à la qualité; mais n’étant enfermée nulle part, elle ne peut être localisée. Elle est, de fait, présente au corps qu’elle anime un peu de la même manière que Dieu l’est au monde : elle est partout et partout tout entière; tout entière dans chacun des sens, pour sentir en chacun d’eux; tout entière dans chacune des parties de l’organisme, pour donner au corps tout entier la vie et la sensation. Comment, dans [720a] de telles conjonctures, parler de localisation? Ainsi des autres prédicaments. On le voit ; la Divinité n’est soumise à aucun d’entre eux, l’âme à quelques-uns seulement, le corps à tous sans exception.
Elle est subtile, douée d’une étonnante puissance. - L’âme se meut, non de lieu en lieu, mais par la diversité des affections : elle jouit et elle souffre. Joies et peines spirituelles l’affectent sans que le corps ait à intervenir. En revanche, le corps ne peut éprouver nulle sensation agréable ou pénible, dans aucune de ses parties, sans le concours de l’âme. Cette dernière possède en effet une capacité d’action plus subtile et plus étendue que le corps. Dans le même temps qu’elle lui donne la vie et la sensation, il lui arrive de s’élever, par la fine pointe de son esprit, jusqu’aux réalités supérieures et éternelles . Elle quitte donc en quelque sorte les sens corporels; elle s’éloigne d’eux - non toutefois quant au lieu -, de sorte qu’elle ne voit plus ce que le corps a sous les yeux, elle n’entend plus ce qui résonne à ses oreilles, elle ne saisit pas le sens d’une page qu’elle parcourt par la lecture. Ainsi donc, au même instant, par une force extraordinaire qui rappelle de quelque façon [720b] celle de la Divinité, elle se trouve être tout entière dans l’intelligence qui contemple les réalités célestes, tout entière dans les facultés de perception et d’action (bien qu’elle n’agisse ni ne sente), tout entière enfin dans le corps qu’elle vivifie. Et c’est l’âme elle-même qui sent; l’âme encore qui, dans cet état, ne perçoit pas ce qu’elle sent; l’âme enfin qui soutient le corps sans rien sentir ni saisir. Il lui arrive donc de sentir sans même s’en apercevoir [6].
Elle est simple. - Ajoutez qu’elle n’est pas distincte de ses diverses puissances. Ce qu’elle pense est pour elle un accident, ce par quoi elle pense constitue sa substance même. Ainsi pour la volonté : vouloir quelque chose est l’accidentel à l’âme; le vouloir lui-même, voilà la substance de l’âme. Elle pense donc tout entière, étant tout entière pensée; elle veut tout entière, parce qu’elle est toute volonté.
En un mot très semblable à Dieu. - Voyez un peu, je vous prie, jusqu’à quel point nous approchons, par la ressemblance, de Celui qui nous a créés. Si, quand elle [720c] pense, l’âme est toute pensée, toute volonté ! quand elle veut, sans aucun doute quand elle aime, elle est tout entière amour. Mais Dieu lui-même est dit « amour » et il l’est effectivement. Cet amour est tel cependant qu’il ne peut aimer que le bien et qu’il ne peut aimer que bien. Au contraire, vu la mobilité de ses inclinations, cet autre amour qu’est l’âme humaine peut, ou bien, sous l’action d’une charité céleste, pousser sa flamme vers les cimes - et Dieu seul lui est une cime -; ou bien, sous l’influence d’une affection coupable, glisser vers les bas-fonds.
Elle tient le milieu entre Dieu et le corps. - Telle est la majesté, telle est la dignité de l’âme, créée à l’image de Dieu. Lors donc qu’elle se considère, soi et Celui qui l’a faite, elle se repose un instant en elle. Non sans une crainte religieuse, elle contemple sa puissance. Se demandant si au-dessus d’elle il existe quelque chose qu’elle soit capable d’attirer en elle [7], elle découvre que tout ce qui est mobile ou susceptible de mouvement ne peut être mû que par un moteur immobile [8]. Par ailleurs elle se rend compte que, pour ce qui la concerne, si elle est fixe dans l’espace, elle ne l’est pas dans le temps, puisqu’elle se meut par ses affections; que [720d] d’autre part, au-dessus d’elle, s’érige un appui plus stable, lequel est fixe dans le temps aussi bien que dans l’espace [9]. Et l’âme voit encore ceci : puisque, comme il a été dit, rien n’est mû que par un moteur immobile, pour pouvoir donner au corps le mouvement dans l’espace et dans le temps, il est de toute nécessite qu’elle-même possède la stabilité, à l’imitation de Dieu qui, fixe en soi, donne à l’âme de se mouvoir dans le temps [10]. Elle s’aperçoit finalement qu’elle tient en somme le milieu entre Dieu et le corps : en tant qu’image du Créateur, elle ne peut être, en effet, comparée à aucun corps; mais elle ne peut pas non plus être égalée au Seigneur, car si elle tient de Dieu son origine, elle ne vient pourtant pas de Dieu, elle n’est pas quelque chose de Dieu [11].
Elle constate qu’elle voit par elle-même les réalités spirituelles et, par l’intermédiaire du corps, les réalités corporelles. Mais elle atteint également ces dernières directement, sans avoir recours au corps. C’est ainsi qu’elle voit les parties internes de l’organisme, pour ne [721a] pas parler des autres : le cerveau et ses trois lobes, intimement unis entre eux, le foie et tout ce qui s’y rattache, l’estomac, le cœur qui bat sans interruption, le réseau serré des veines, les nœuds et ramifications des nerfs, la moelle des os, les cavités pulmonaires, et une foule d’autres organes [12]. Où que se porte sa pensée, en quelque lieu, en quelque région que ce soit, l’âme est là. Tout incapable qu’elle soit de contempler par elle-même, elle se représente [en esprit] les paysages, le cours des fleuves, le visage des hommes, et autres choses du même genre. Sans doute, ces choses, elle ne les voit pas, puisque ce sont des réalités corporelles, lesquelles ne peuvent être vues que par des yeux corporels! Mais sa présence dans les lieux qui font l’objet de sa pensée, n’implique pas que ces lieux, l’âme les voit des yeux du corps; pas plus d’ailleurs que sa présence dans l’organisme qu’elle vivifie n’implique une vision corporelle de cet organisme.
2° L’âme, image de la Trinité.
En tout cela l’âme a conscience d’être de quelque manière la réplique de son Créateur. Elle se rend [721b] compte également qu’elle est l’Image de son Dieu lorsqu’elle reconnaît en Lui la lumière qui fait voir clair et en soi-même la lumière capable d’être éclairée.
Une suprême analogie. - Mais il y a plus encore. Ces trois choses que l’âme trouve en elle, à savoir la mémoire l’intelligence et la volonté, lui paraissent de quelque façon répondre à l’image de la Trinité souveraine. Lorsque l’âme pense, en effet, ce qu’elle pense est tout entier dans sa mémoire, et tout ce qu’elle pense alors, comme tout ce qu’elle se remémore, elle veut le penser, elle veut s’en souvenir; autrement dit elle se complaît dans la possession de sa mémoire et de son intelligence. Lorsqu’elle se souvient de penser, elle enferme sans aucun doute toute sa pensée dans sa mémoire. Elle embrasse pareillement tout son amour et toute sa mémoire dans sa faculté de penser, lorsqu’elle a l’idée d’aimer et de se souvenir. Enfin, elle aime de tout son amour cette même intelligence et cette même imagina-tien, lorsqu’elle trouve sa complaisance dans le souvenir, dans la pensée et dans l’amour de soi-même. [721c] Mais si chacune des facultés inclut ainsi les deux autres dans son opération plénière - si l’amour ne peut s’aimer tout entier, sans se penser en même temps et se remémorer lui-même; si l’intelligence à son tour ne peut se penser sans s’aimer et sans se souvenir de soi; si la mémoire en fin de compte ne peut se replier sur soi, sans se penser et sans s’aimer -, les trois ensemble ne sont pas plus qu’une seule d’entre elles en particulier, que la mémoire toute en acte, que l’intelligence quand elle pense, que l’amour quand il opère.
La Trinité, « forme » de l’âme. - De tout cela, l’âme se rend compte. Bien mieux, elle a conscience que ces réalités, ces relations, c’est son être même. Et voici que la voix de Dieu se fait entendre à ses oreilles; la vérité rayonne en elle et toute son attention se porte sur cette parole du Christ : « Moi et le Père , et mon amour, nous sommes, non pas trois, mais un, nous sommes un seul et même Dieu [13]. Toi, de même, esprit raisonnable, intelligence, amour de toi, tu es un seul et même homme, fait à l’image de ton Auteur, non pas créé son égal, car tu n’es pas engendré de lui et tu as été formé, tu n’es pas toi-même créateur. Détourne-toi donc de ces choses qui sont en dessous de toi, de ces images moins parfaites, moins conformes que tu ne l’es [à l’Exemplaire souverain]. Approche-toi, au contraire, de ta forme formatrice, afin d’en exprimer les traits avec plus de fidélité et de pouvoir à tout jamais [721d] lui demeurer attachée. Son empreinte se marquera d’autant plus sur ta substance, qu’un plus grand poids de charité t’aura serrée, pressée contre elle. Tu obtiendras d’elle en effet la stabilisation parfaite de cette Image qui a présidé à l’aurore de ton existence » [14]. Tels sont les sages avertissements, et d’autres de la même espèce, que la Vérité fait entendre à l’oreille de notre cœur [15].
Gloire de la nature humaine, élevée au-dessus des anges. - Lorsque l’âme entend ces choses, elle n’a plus rien à envier à l’ange (de tous temps la misère humaine s’est montrée prompte à la jalousie !) parce que l’homme, dans cet état, l’ange et Dieu sont un seul esprit, comme le fait remarquer l’Apôtre [16]; ou sont une seule chose en Dieu, ainsi qu’affirme l’Évangile [17]: et d’autant plus que la tête du genre humain, le Christ-homme, élevé vraiment, dans toute la perfection possible, à l’unité personnelle par le Fils de Dieu lui-même, [722a] a mérité d’entendre jadis ce que jamais ange ne put entendre. « Voici mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toutes mes complaisances », a dit de lui Dieu le Père [18]. Que la sainte humanité, glorifiée dans sa tête qui est le Christ, se réjouisse donc, qu’elle exulte de se sentir transportée au-dessus des anges, lorsqu’elle voit l’ange refuser de se laisser adorer par l’homme et proclamer, avec une pieuse humilité et une exquise charité : « Garde-toi de le faire ! car je suis ton serviteur et le serviteur de tes frères » [19]. Qu’il soit fier enfin, le plus petit du Royaume de Dieu, encore pèlerin sur la terre, parce que, au témoignage de la Vérité, s’exprimant toujours par l’Écriture, « son Ange voit sans cesse la face du Père » [20].
Toute créature porte la marque de la Trinité souveraine. - Revenons une fois encore à l’image de la Trinité. Rien n’existe que par Dieu, créateur de toutes choses. Tout vient donc de la Trinité. Aussi bien, rien ne peut être qui ne soit à la fois un et triple de quelque manière. [722b] Toute âme, nous l’avons vu plus haut, formée de trois éléments inséparables : la mémoire, l’entendement et la volonté. Tout corps est un, mais, en même temps, soumis à trois prédicaments : la mesure, le nombre, le poids. Considérée dans ses trois puissances, l’âme devient « capable » de ces trois catégories, d’autant qu’en soi elle juge de ce qui peut être mesuré, dénombré, pesé, autrement dit, de tous les corps. De la réalité suprême, qui est Dieu, la figure de l’unité-trine se communique à la réalité inférieure, c’est-à-dire aux corps, en passant par l’âme humaine, intermédiaire entre l’une et l’autre. C’est ainsi que la Trinité marque les corps de son empreinte, tandis qu’aux âmes elle confère l’intelligence ou notion des choses [21].
L’âme rapporte tout à Celui qui l’a créée et ornée et qui l’assiste par sa grâce. - Considérant toutes ces choses avec l’œil de l’intelligence, l’âme trouve moins ses complaisances dans sa beauté personnelle que dans sa « forme formatrice ». Se portant vers cette « forme », elle lui devient toujours plus conforme. Tendre vers Dieu, en effet, c’est se modeler sur Lui. Or, ce qui porte l’âme [722c] vers son Dieu ne vient pas d’elle, mais de Celui qui l’attire. Bienheureuse âme, en vérité [que la Grâce prévient et assiste] : si elle prie, ce n’est pas elle, mais l’Esprit-Saint qui prie pour elle, comme le remarque l’Apôtre, et jusqu’à faire entendre en elle des « gémissements ineffables » [22]. Si elle parle, c’est encore l’Esprit, qui fait entendre par elle « des paroles au sens caché». Bref, quoi que ce soit qu’elle accomplisse, ce n’est pas elle, mais l’Esprit Saint qui « opère tout en toutes choses » et « répartit » à chacun « ses différents dons, dans la mesure de son bon plaisir » [23]. Dieu, en effet, est la vie de l’âme, comme l’âme est la vie du corps. Il est sa respiration et l’âme soupire après lui seul, comme le corps soupire après l’air. Tandis qu’elle demeure toute en Lui, par la constance de son amour, celui qu’elle aime habite en elle, par sa toute-puissante opération, et elle ne forme avec lui qu’un seul esprit. C’est que, grâce indicible, ineffable joie, l’Esprit Saint, [722d ] Volonté du Père et du Fils, agissant sur l’âme par une opération secrète, mais dont les effets sont bien clairs, se conforme sa volonté, s’unit son amour, par la toute-puissance de sa vertu, et ne fait plus qu’un avec elle, à tel point que lorsque celle-ci, comme il a été dit plus haut, « interpelle avec des gémissements ineffables », on doit plutôt affirmer que c’est Lui qui interpelle. C’est l’objet de la prière du Fils de Dieu à son père : « Je veux - entendez : j’opère en vertu de ma volonté, qui est l’Esprit Saint - que, de même que toi et moi nous sommes un, quant à la substance, ainsi eux-mêmes soient un en nous, par la grâce » [24] - un par l’amour, un par la béatitude, un par l’immortalité et l’incorruption; un aussi, de quelque manière, par la divinité même : « A tous ceux qui l’ont reçu, il a donné [723a] le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jean, I, 12).