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Idées. Introduction à la philosophie

Alain (Idées:) – Le mythe de la caverne

V La caverne

sábado 29 de novembro de 2008, por Cardoso de Castro

      

Nous sommes donc semblables à des captifs, nous qui recevons ainsi le vrai à la surface de nos sens, à des captifs qui seraient enchaînés, le dos tourné à la lumière, et condamnés, à ne voir que le mur de la caverne sur lequel des ombres passent. Et décrivons d’abord ce monde des captifs et cette vie des captifs en cette cave, supposant qu’ils parlent entre eux ; et n’oublions pas aussi que ces ombres leur apportent plaisir, douleur, maladie, mort, guérison. On aperçoit que le plus grand intérêt de ces captifs est de reconnaître ces ombres, de les prévoir, de les annoncer. D’abord ils appelleront objets et monde véritable ces ombres, car ils ne connaissent rien d’autre. Et puis si quelques-uns, par une mémoire plus sensible  , remarquent certains retours et certaines ressemblances, et ainsi annoncent ce qui va arriver, ils nomment sages et chefs ces hommes-là. Non sans disputes ; non sans méprises, puisqu’il suffira qu’un même objet soit tourné autrement devant la flamme pour que son ombre soit prise pour un nouvel être, comète, éclipse. D’où un grand tumulte en cette prison, des sortes de preuves, des maladroits et des habiles, une gloire et des acclamations ; enfin des hommes qui auront raison, étrange manière de dire, par le souvenir et les archives, comme on sait que les Égyptiens annon­çaient les éclipses sans savoir ce que c’était qu’éclipse. Grand pouvoir, mais petit savoir. Il faut un long détour avant que l’on sache l’éclipse, par mouve­ments composés. Comprenez pourtant que, dans cette prison, et parmi ces hommes attachés par le cou, et incapables de tourner seulement la tête vers les choses véritables, il y aura des écoles, des concours, des récompenses, des degrés, des triomphes. Que les uns vivront selon la première apparence, comme ces sauvages qui croient que la lune   est malade, au lieu que d’autres, inscrivant mieux les apparitions, et comme en une cire plus fine, connaîtront les retours et annonceront la terreur et la joie. Il y aura une science dans cette caverne, et des instituts. Il y aura même une réflexion et une critique. Prota­goras finira par soupçonner qu’il est enchaîné comme les autres, et il le prouvera à ses amis ; mais il prouvera au peuple, par les effets, que c’est une admirable chose que le savoir. Suivons l’idée ; rendons-nous-la familière. Il y aura une sorte de justice dans cette caverne, et une sorte d’injustice, par des opinions utiles ou nuisibles ; et l’on mettra sans doute en prison quelques-uns de ces prisonniers, parce qu’ils auront mal prévu le retour des ombres.

Ici paraissent les degrés du savoir. Car ces captifs vivront presque tous selon la nature, c’est-à-dire se laisseront aller aux mouvements de précaution que provoque toute apparence, même nouvelle ; ils se disposeront comme d’instinct pour saisir ou pour repousser, et telle sera leur pensée. Voilà le vraisemblable, qui est le plus bas degré du savoir, et le plus bas degré aussi de l’opinion. Mais les sophistes  , en cette cave, jugeront par plus longue mémoire et même d’après les communes archives ; ainsi ils perdront moins de leurs forces à craindre et à espérer ; ils agiront selon la coutume, selon le croire ; et ces deux degrés composent ensemble cette connaissance des captifs, que l’on nomme l’opinion. Et qu’il puisse y avoir une opinion vraie, c’est ce qui est évident, en ce sens que ceux qui annoncent l’éclipse d’après les archives Égyptiennes l’annoncent aussi exactement que ceux qui savent ce que c’est qu’éclipse selon la loi et la preuve. Au-dessus s’étend la science ; et l’on a déjà entrevu deux degrés aussi dans ce savoir. Car, celui qui entend la preuve du géom  ètre, il est encore bien loin d’avoir réfléchi   sur la différence qu’il y a entre ce savoir et l’opinion vraie ; il ne sait pas encore ce que c’est qu’idée ; encore moins ce que c’est que pensée. Toutefois les captifs ne formeront nulle­ment cette science par leur expérience ; et la raison en est que leur expérience suffit, comme on dit que la géométrie empirique suffisait aux Égyptiens. Il faudra donc quelque événement d’esprit  , quelque rupture de cette coutume, et l’idée étonnante de ne plus regarder les ombres, mais de regarder en soi. Telle est l’évasion.

Donc je délivre l’un d’eux ; je le traîne au grand jour. Il voit le feu ; il voit les objets dont les ombres étaient les ombres ; il voit tout l’univers réel, et le soleil   même, père   des feux et des ombres. Mais admirez. Il se bouche d’abord les yeux ; il crie qu’il ne voit plus rien ; il veut revenir en sa chère caverne, et retrouver ses chères vérités, et ce demi-jour qu’il nommait raison. Cependant je l’adoucis en ménageant ses yeux. Je lui fais voir les choses au crépuscule, ou bien dans le reflet des eaux, où les clartés sont moins offensantes. Et puis le voilà assez fort pour contempler les objets eux-mêmes, à la pleine lumière du soleil. Comme il a hâte de revenir dans la caverne, où sans aucun doute il sera roi, puisqu’il sait maintenant de quoi les ombres sont faites ! Mais Platon   le tire encore et le dresse, jusqu’à ce qu’il ait pu contempler au moins un petit moment le soleil lui-même. Alors seulement tu seras roi, pour le bien de tous et pour ton propre bien.

Transposons. Les ombres de la caverne, ce sont ces apparences sur le mur de nos sens. Les objets eux-mêmes, ce sont ces formes vraies, comme du cube que nul œil n’a vues ; se sont les idées. Cette délivrance se fait par le discours. Ces reflets moins difficiles à saisir, pour un regard moins accoutumé, ce sont ces figures dessinées selon l’idée, et qui soutiennent le discours du géomètre. Les objets du monde réel, ce sont les rapports intelligibles qui donnent un sens aux apparences, mais dont l’apparence, au rebours, ne peut donner le secret. Ce voyage du captif délivré, c’est le détour mathématique, non pas seulement à travers les reflets ou figures, qui sont encore des sortes d’ombres, mais jusqu’à ces relations sans corps que le discours seul peut saisir, jusqu’à ces simples, nues et vides fonctions, qui sont le secret de tant d’apparences et qui sont grosses de tant de créations ; jusqu’à cette pure logique, déserte aux sens, riche d’entendement ; admirable au cœur, puisque l’homme ne s’y soutient que par le seul souci du bien penser, sans autre gain. Mais le soleil ? C’est ce Bien lui-même qui n’est point idée, qui est tellement au-dessus de l’idée, tellement plus précieux que l’idée ! Et de même que le soleil sensible, non seulement fait que les choses sont vues, mais encore nourrit et fait croître toutes les choses et les fait être, de même le Bien, soleil de cet autre monde, n’est pas seulement ce qui fait que les idées sont connues, mais aussi ce qui les fait être, Et certes celui qui aura contemplé un peu les idées, s’il revient dans la caverne, saura déjà prédire à miracle, on le nommera roi ; ce ne sera pourtant point un roi suffisant, parce qu’il n’aura pas contemplé le Bien.


Ver online : Alain (Émile Chartier)