Platon , descendant des rois, puissant, équilibré, athlétique, ressemblait sans doute à ces belles statues, si bien assurées d’elles-mêmes. Il faut un rare choc de pensées pour animer ces grands traits, formés pour la politesse et pour le commandement. Leur avenir est tracé par cette sobre attention qui veille aux intérêts, aux passions, à l’ordre, et qui est gardienne et secrète. Les intimes pensées de Protagoras, que Platon nous découvrira, ne sont point de celles que l’on s’avoue à soi-même ; encore moins de celles qu’on dit. Le jour où Platon, par le choc du contraire, les reconnut en lui-même, il fut perdu pour la république. Il faut qu’un homme d’État se garde, par cet art qui lui est propre de plaider toujours contre soi. Ces jeux d’avocats, qui sont toute la pensée dans le gouvernement populaire, forment pour tous comme un monde extérieur à tous et assez consistant, discours contre discours, à la manière des choses, où l’obstacle fait soutien. Mais l’homme d’État, architecte de cet ordre ambigu, plaide d’avance et en lui-même ; il plaide en vue de deviner ; il pense comme l’autre ; et jamais il ne réfute tout à fait, parce qu’il faut bien que toute pensée trouve son remède. Tel est le fond de l’art sophistique, trop méprisé, non assez craint. Platon le percera à jour ; c’est que c’était son propre art, et tout l’avenir pour lui en sa quinzième année. Or, ce jeu intérieur et en partie secret, Socrate le joue au-dehors et de bonne foi. Il pense comme l’autre et avec l’autre ; et cela même il l’annonce à l’autre. « C’est toi qui le diras », voilà le mot le plus étonnant de cette Maïeutique, art d’accoucheur, qui tire l’idée non pas de soi mais de l’autre, l’examine, la pèse, décide enfin si elle est viable ou non. Cela fut imité souvent depuis, essayé souvent ; mais on n’a vu qu’un Socrate au monde. Celui qui interroge en vue d’instruire est toujours un homme qui sait qu’il sait, ou qui croit qu’il sait. Oui, même dans le monologue platonicien, Socrate est plus souvent maître que disciple ; Socrate sait très bien où il va ; et le disciple, en ce dialogue que l’on peut nommer constructeur, répond toujours, -« Oui, certes », ou « Comment autrement ? » Nous aurons à suivre cet aride chemin. Socrate ici revient des morts, et sait qu’il sait. Au lieu que Socrate vivant savait seulement qu’il ne savait rien. Il accordait tout ce qu’il pouvait accorder ; il se fiait au discours, prenant tout à fait au sérieux cette langue qui lui fut mère et nourrice, où discours est le même mot que raison. Il suivait donc discours après discours, et ne s’arrêtait qu’en ce point de résistance où le discours se nie lui-même. Tu dis que le tyran est bien puissant et je te crois ; tu dis qu’être puissant c’est faire ce que l’on veut, et je te crois ; tu dis qu’un fou ne fait point ce qu’il veut, et je te crois ; tu dis qu’un homme qui galope selon ses désire,et ses colères ne fait point ce qu’il veut, et je te crois. Maintenant tu dis que le tyran, qui galope selon ses désirs et ses colères, est bien puissant, et ici je ne te crois point, mais plutôt tu ne te crois point toi-même. « C’est toi qui le diras. »
Je ne pense pas que Socrate vivant soit allé bien loin dans cette voie. Platon, en ses développements les plus hardis, souvent nous laisse là, par une pieuse imitation, à ce que je crois, du silence socratique. Au reste on comparaît Socrate à la torpille marine, qui engourdit ceux qui la touchent ; aussi à ces joueurs d’échecs qui bouchent le jeu. Certainement Socrate vivant n’était pas pressé de savoir. « Sommes-nous des esclaves, ou avons-nous loisir ? » Ce trait du Théétète sonne vrai. Vrai aussi ce mouvement de Socrate après les premiers discours de La République, lorsqu’il veut s’en aller. « Trop difficile, dit-il ; trop long ; vous m’en demandez trop. » Il lui suffit, à ce que je crois, que le discours butte contre le discours. Il lui suffit que la machine à discours arrogante et gouvernante, grince et soit bloquée. Dispensé maintenant de respecter, lui qui obéit si bien, il s’en va. Ceux qui le retiennent par son manteau, ce ne sont point les orateurs, comme Gorgias, Polos, Protagoras ; car ce sont des hommes bientôt fatigués, qui se retirent l’un après l’autre de la scène. Et peut-être ces hommes de ressource ne tiennent-ils pas tant à avoir raison. Non. Ceux qui le retiennent par son manteau, ce sont les auditeurs naïfs, dont Chéréphon est le type, naïfs comme lui, dupes depuis leur naissance, et qui admirent cet autre pouvoir qui refuse pouvoir. Ou bien ce sont les lionceaux, Adimante, Glaucon, Platon. lui-même, ambitieux à leur départ, et qui cherchent, comme Christophore, le maître le plus puissant.
Aristote , que nous devons ici croire, dit de Socrate qu’il allait à définir le genre en ces questions de morale, et que c’est cette discipline qui jeta Platon dans la doctrine des idées. Il est ordinaire que l’on se trompe id sur Platon, lui prêtant une doctrine des genres éternels ; mais c’est qu’on se trompe d’abord sur Socrate. Socrate se fiait au discours, et, voulant accorder discours à discours, il exigeait que le même mot eût toujours le même sens. Par exemple, au sujet du courage, il ne faut point nier ce qu’on en affirme ; et quel que soit le cas ou la circonstance, il faut que le courage soit toujours courage ; de même il faut que la puissance soit toujours puissance, et la vertu toujours vertu. La discussion, dès qu’elle est de bonne foi, suppose que le même mot recouvre les mêmes pensées. Ainsi ces pensées s’appliqueront les mêmes, devront s’appliquer les mêmes, à tous les cas différents où l’on voudra employer le même mot. La définition, explicite ou implicite, suppose une idée générale ; mais il y a loin d’une idée générale à une idée immuable et éternelle. Et il est hors de doute que ce n’est point du côté des généralités empiriques que Platon veut nous conduire. Mais aussi le terme dont se sert Aristote est de ceux qui tromperont longtemps l’apprenti ; car il ne dit pas que Socrate cherchait le général, mais exactement l’universel, le catholique comme nous disons, en traduisant littéralement un mot qui aura toujours deux sens, mais deux sens dont l’un est le principal. L’universel c’est ce qui vaut pour tout esprit . Par exemple le triangle est universel ; il n’est général que par conséquence. Et au contraire l’homme est une notion qui n’est que générale, et qui est bien loin d’être universelle, car chacun définira l’homme à sa manière, et selon sa propre expérience. Aussi ne pouvons-nous pas nous vanter d’avoir une idée de l’homme, ni du singe, ni du lion, ni du lit ; mais ce sont plutôt des abrégés commodes. Aussi celui qui cherche le général peut fort bien manquer 1’universel. En revanche celui qui cherche l’universel cherche aussi le général. Et, d’après la forme même de ses recherches, où l’on voit que les hommes sont présents et les choses non, Socrate cherchait premièrement l’idée universelle, voulant que tous les esprits s’accordassent sur le sens des mots courage, vertu, puissance, justice, ce qui suppose une définition que rien ne puisse rompre. Or, qu’il ne soit jamais arrivé à définir la justice et le courage comme Euclide définit le triangle, je le crois ; que nul n’y soit jamais arrivé, cela se peut. Mais de ces essais, si peu dogmatiques, il ressort une plus haute condition. Que l’esprit universel soit présent en toute discussion, c’est ce qui est évident, même par l’accord impossible, même par le désaccord sans remède ; car les esprits se rencontrent là ; et il n’y aurait point de désaccord sans cet accord sur le désaccord. De sorte qu’en un sens Socrate gagne toujours.