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Neuf cents conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques
Bertrand Schefer (Pico:7-13) – 900 Conclusões
Edition établie, traduite du latin et présentée par Bertrand Schefer
segunda-feira 4 de setembro de 2023, por
Excertos da excelente edição integral estabelecida por Bertrand Schefer, publicada pela Editions Alia, 2002
Pic de la Mirandole savait que l’harmonie et les progrès de son siècle n’étaient qu’une illusion. Le monde moderne s’ouvrait à peine et redécouvrait son héritage, créait de nouvelles sciences, étendait ses frontières. Tout s’étirait à l’infini, le passé s’enrichissait quotidiennement et faisait reculer toujours plus loin ses origines, le futur annonçait une perfection et un empire de l’homme sur la nature qui ne connaîtrait bientôt plus de limites. Mais tout se déchirait, les nations, les religions entre elles, et, dans un même Etat, le peuple, les princes, l’Eglise. On parlait encore de croisades au moment même où la foi “universelle” allait se diviser, ensanglantant toute l’Europe. Les conciles se multipliaient, chaque pas était une lutte.
Les savants et les idées s’accordaient mal, et la philosophie telle qu’on la pratiquait touchait à sa fin. Les écoles travaillaient comme des sectes, mais sans l’esprit des Grecs. Elles s’imposaient à force de querelles et d’autorité, dans des exercices qui faisaient vivre une scolastique sur un sol qui déjà n’était plus le sien. On commentait les commentateurs, on était thomiste, scotiste, averroïste, et chacun excluait l’autre, on ne pensait plus et l’enjeu des questions avait fini par échapper. L’apport des anciens textes grecs étendit peu à peu les perspectives, mais les traditions scolaires perduraient encore au milieu des nouvelles Académies. Les condamnations et les autodafés entamèrent alors un nouveau cycle, et le bûcher sur lequel se consumèrent les derniers exemplaires des Neuf cents conclusions annonçait déjà le sort réservé à Savonarole, Galilée et Giordano Bruno . Pour surmonter les divisions et les impasses, les derniers théologiens se réfugièrent dans un sectarisme dogmatique, et les premiers humanistes cherchèrent un recours dans la rhétorique, l’éloquence et les mythes. On ne fit que déplacer la question de la vérité dans celle du vraisemblable. Les discordes étaient devenues contradictions et la contradiction engendrait l’exclusion. Il fallait accorder les unes et résoudre les autres.
Les Neuf cents conclusions créèrent le terrain où s’épanouissait la vision d’une ère nouvelle. Pour amorcer ce mouvement, Pic de la Mirandole avait imaginé organiser l’un des plus grands conciles philosophiques de tous les temps, qui réunirait à Rome d’éminents savants pour une discussion publique autour de “neuf cents thèses à débattre”. Les Temps modernes devaient réexaminer leurs fondations et repenser la constitution du savoir qui définissait l’Occident. Il fallait remonter aux origines mêmes, et constater que les divergences étaient toujours proportionnelles à l’éloignement des sources. Toutes les oppositions devaient trouver une résolution dans leur origine, et l’on verrait ainsi comment les siècles s’étaient écartés de la voie unique, philosophique et religieuse, dans laquelle s’était initialement engagée l’humanité. Pic proposait une nouvelle façon d’entrer dans le monde de l’esprit pour pacifier et accorder la communauté des hommes. Mais il était nécessaire de commencer par savoir ce que l’on savait exactement pour resituer l’histoire et le sens du discours humain. L’entreprise était titanesque : il fallut tout repenser pour s’assurer que la discorde n’était pas fondée dans les choses mêmes.
Une vie infinie ne suffirait sans doute pas à posséder et à manipuler toute cette science, à en saisir le sens, à en étudier chaque mot et chaque aspect. Pour se libérer du savoir, la nouvelle philosophie devait conclure sur le savoir. Pic de la Mirandole choisit la voie la plus radicale mais aussi la plus concise. Malgré sa légende, son œuvre n’accumule ni ne multiplie les idées et les doctrines, elle propose un modèle de pensée. La conclusion, par définition, portait à son terme le discours philosophique. Mais ce terme n’était pourtant pas une fin. Extraite du processus démonstratif et multipliée sans ordre apparent, elle produisait l’effet exactement inverse : le discours était pris en aval, au-delà de lui-même, et ouvrait un espace de connaissance qui n’avait déjà plus rien de commun et relevait directement de l’expérience philosophique.
L’entreprise est menée en deux temps. Un premier examen historique et généalogique retrace l’articulation des savoirs successivement transmis par les écoles et en fait apparaître les éléments concordants. Toute l’histoire de la philosophie s’étant décidée et divisée autour de Platon et d’Aristote , les doctrines les plus différentes dépendent les unes des autres et forment une chaîne quasi ininterrompue qu’il s’agit de reconstituer. Des liens de dépendance apparaissent: entre les principales écoles “modernes” et les philosophes arabes, qui transmirent la doctrine d’Aristote à l’Occident médiéval, entre ceux-ci et les premiers disciples grecs. De leur côté, les platoniciens hellénistiques ont commenté leur maître en multipliant les voies : métaphysique, théologique, mystique, magique. Ces derniers ont puisé à la source de cette ancienne sagesse dont Platon s’inspirait lui-même. Les Neuf cents conclusions retracent cette généalogie idéale qui unit Pythagore , Orphée, les Chaldéens, les Egyptiens, et s’étend jusqu’aux Hébreux. Tous les savoirs, à commencer par ceux des premiers maîtres, y trouveront une cohérence supérieure.
On pourrait toujours reprocher à cet impressionnant panorama un certain nombre de lacunes. Douze conclusions ne peuvent prétendre résumer la doctrine d’Avicenne , et le chapitre sur Plotin , par exemple, ne dit rien de la thèse majeure du philosophe sur la transcendance de l’Un. Mais le savoir est fini et il n’y a au milieu de cette prodigieuse érudition aucun souci d’exhaustivité réelle dans le traitement des textes, comme le titre de Neuf cents conclusions l’indique assez. La complétude, comme la science, n’est qu’un rêve ou, pour le dire autrement, est réellement relative. Visible dans ses traces, la concorde doctrinale doit pourtant s’extraire de la littéralité et ne pas chercher son sens dans “la surface des mots” responsable des divisions et des discordes. Il faut voir plus loin, aller dans la substance du langage et penser la possibilité d’une concorde originaire sur le mode spéculatif de la coïncidence.
Le terme de ce premier examen opère un déplacement d’une force exceptionnelle. La seule façon de saisir l’unité du savoir, de rendre pensable son immensité, d’en dépasser les contradictions, consiste à penser le savoir lui-même sur un autre plan. La somme infinie des données encyclopédiques doit être restituable en termes philosophiques. Les conclusions réduisent tout à l’essentiel et, en premier lieu, le savoir à son expression métaphysique. Pic de la Mirandole impose une structure où le lecteur doit s’efforcer de passer du savoir donné au savoir en acte, réalisé par son énonciation. En ce sens, la seconde partie “originale” du livre réalise la première. Chaque conclusion est et engendre une nouvelle connaissance; toute connaissance nouvelle naissant d’une connaissance antérieure, la conclusion constitue un terme à partir duquel d’autres connaissances s’ouvrent et sont à nouveau possibles. Le poids du savoir déployé s’efface donc à mesure qu’il augmente, parce que le savoir recommence sans cesse et s’ouvre au moment même où on pensait qu’il s’arrêtait. L’édifice se construit tandis que l’échafaudage se défait. Le jeu réciproque des conclusions qui affluent par dizaines provoque un mouvement où toute anticipation du discours est proprement impossible. Nous sommes livrés à l’apparition des idées et toujours déjà devancés par elles. Ce savoir s’aventure au-delà de ce que nous savons déjà, et les idées saisies dans la surprise de leur confrontation annoncent la naissance des concepts. Libéré de la contrainte démonstrative, l’ordre du discours se laisse pénétrer par les actes de pensée qui accèdent et se lient à la totalité du monde connaissable. Pic de la Mirandole fonde toute sa composition “aléatoire” sur ce principe : dans une totalité, la partie n’est pas distincte en acte de sa propre totalité. La partie actualise à chaque instant sa totalité, la totalité existe en chacune de ses parties. Chaque idée, dès lors qu’elle est actualisée dans sa relation au tout pensable, pense l’ensemble de l’intelligible. La structure totale supporte chaque conclusion, et le blanc béant substitué aux articulations logiques donne à l’idée le temps de se défaire pour se recomposer.
Cette circulation interrompue de l’idée entraînée par le mouvement d’ensemble répond rigoureusement à l’idéal d’une science non démonstrative. Le savoir ici à l’œuvre n’est déjà plus celui dont nous faisons l’expérience ici-bas, entravé par les disjonctions ou les exclusions. La logique ne traite que de prédicats ou d’accidents, elle est “pratique et matérielle”. Les philosophes platoniciens avaient déjà tenté l’expérience d’une telle science non démonstrative. Ils appelaient “purification” l’attitude qui consistait, sans aucune autre étude ou investigation, à porter son regard vers les Idées, à les recueillir et les confronter. Contrairement à l’espace matériel et concret, qui se définit comme l’exclusion réciproque de ses parties, les intelligibles partagent le même “lieu”, chaque idée est placée avec toutes les autres sans exclusion ni contradiction. Les contradictoires sont compatibles dans l’esprit et tout peut être uni à autre chose en restant soi-même.
C’est sur cette scène métaphysique que se joue l’essentiel des Neuf cents conclusions. Mais ce qu’il y a à chercher dans le fond est accessible dès la forme : il suffit de faire l’expérience de cette disposition aléatoire, de cette rencontre d’idées, pour atteindre un espace de langage où la partie est le tout et l’exprime en acte, où la pensée pense sans autre recours que les relations d’idées qu’elle provoque elle-même. La concorde se réalise dans l’acte même de la pensée. Et c’est précisément parce qu’elles ne démontrent rien mais confrontent l’esprit à son mouvement naturel que les conclusions peuvent espérer libérer la réalité de ses contradictions.
Il n’y a donc dans ce livre ni commencement ni fin, parce qu’il a déjà conclu, et cette conclusion n’est rien d’autre que le commencement d’une question sur l’objet perpétuel de la pensée. Entrer dans ce texte et en accepter l’exercice, c’est être à la fois “partout et nulle part”, se situer et s’orienter au milieu d’un univers dont la somme des savoirs offre au philosophe cette même place que Dieu avait accordée à l’homme, le dernier jour de la création. L’homme apparaît et se voit dans un monde achevé qui dès lors revient sur lui-même : image de toutes choses mais ne possédant rien, libre d’aller “philosophant le long des degrés de l’échelle, c’est-à- dire de la nature, pénétrant toutes choses depuis le centre jusqu’au centre”. Pour agir pleinement, le livre doit restituer la plus exacte image du monde, à l’instant précis où l’homme y fut placé pour la première fois, en son centre, plongé au milieu des choses, pour en admirer la beauté, en mesurer la profondeur, en peser la raison.
Un nouveau pas est fait dans la nature. Pic de la Mirandole élargit l’horizon doctrinal et spéculatif du savoir pour atteindre l’expression de la réalité même. Non seulement le texte réalise la concorde dans le mouvement de la pensée, dans l’imitation du monde et l’apparition, à l’aune du livre, d’un homo philosophus, mais il porte cette soif de coïncidence et d’union jusque dans la langue. Les querelles entre nominalistes et réalistes avaient échoué à résoudre la question du langage et de la vérité. Les allégoristes avaient touché du doigt des images de la nature exprimées dans le Livre, mais en étaient restés à des conventions purement symboliques. La langue naturelle n’atteignait pas la langue de la nature. Les Neufs cents conclusions renouvelèrent l’idée d’une langue universelle, qui puisse aller au-delà des conventions et soit tout à la fois réellement naturelle, rationnelle et divine, selon chaque moment de la réalité. Trois hypothèses, qui ont fait la fortune du livre, portèrent tout le projet de la Renaissance. L’ouvrage qui conduisait l’expérience de la pensée à l’une de ses plus absolues extrémités s’achevait dans un horizon où la parole humaine pouvait enfin coïncider avec l’univers et la vie. La magie proposait, au moyen de signes et de paroles sans signification, une langue pratique agissant sur les forces et les liens de la nature. Les mathématiques reflétaient directement par leurs caractères la raison des choses, car les nombres sont des idées en soi. La langue hébraïque enfin, dont les lettres au-delà de toute convention humaine exprimaient dans la Cabale la réalité même, pouvait constituer la langue essentielle et créatrice dont l’humanité et la philosophie avaient besoin pour s’accorder au monde et le comprendre. De ces trois langues du monde, aucune n’a perduré. Les mathématiques se sont imposées comme un outil de mesure restreint aux quantités, la magie et la Cabale ont continué à vivre tapies dans l’occultisme — les Neuf cents conclusions n’ont pas été discutées mais brûlées en place publique et personne ne réalisa jamais ici la concorde. Voilà qui n’entre sans doute plus dans l’horizon du livre, mais dans le nôtre, et c’est à ce que nous avons fait de lui que nous devrons mesurer nos progrès.
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