La métaphysique, science des principes premiers, est une connaissance réelle, et pas seulement rationnelle ou théorique. Nous avons vu que le Père Gardeil distingue trois degrés dans la sagesse: la sagesse humaine que l’on peut appeler philosophie dans la mesure où elle aspire à l’acquisition de la vraie sagesse, la sagesse théologique qui vit de la foi, et la sagesse don du Saint-Esprit qui atteint Dieu selon un mode non humain.
Une sagesse ou une métaphysique qui se limiterait au premier degré ne serait qu’un simulacre car elle ne permettrait pas à l’homme de sortir des limites de son individualité et d’atteindre l’objet de sa recherche. Bien qu’au départ de toute recherche métaphysique il y ait une action du mental et un effort de la raison en tant qu’instrument de connaissance analytique, la véritable connaissance exige de dépasser les modes de la raison [1]. Il convient de nous expliquer sur ce point.
Pour qu’un individu humain puisse sortir des limites de son individualité empirique, il faut qu’il y ait en lui quelque chose de « non humain » ou de « supra-humain », ou du moins qu’il ait en lui la possibilité de recevoir quelque chose de supra-humain comme le don de la Sagesse qui est le premier des dons du Saint-Esprit. Pour les scolastiques l’« organe » de la connaissance métaphysique, c’est l’intellect (intellectus) [2].
Saint Augustin distinguait la « raison supérieure » tournée vers les réalités éternelles et la « raison inférieure » tournée vers les choses temporelles, mais il ajoutait que ces deux raisons ne se distinguaient en fait que par leurs fonctions [3]. En effet, les choses temporelles sont pour nous le « moyen » de connaître les réalités éternelles ; l’une et l’autre raison ne sont donc qu’une seule et même « puissance »; c’est la même faculté qui est concernée par les « moyens » et par les « fins » [4].
La distinction de la raison et de l’intellect a été faite par des philosophes modernes, Kant et Bergson en particulier, mais pour abaisser l’intelligence au profit de la raison pratique [5]. Pour les scolastiques, la raison est la faculté de raisonner ou de déduire les conclusions à partir des principes; l’intellect est la faculté de percevoir les principes premiers et de contempler la vérité; à vrai dire pour eux il s’agit plutôt de deux fonctions d’une même « faculté »: l’intellect « en mouvement » est appelé « raison » car il se meut d’une chose à l’autre pour chercher la vérité ; l’intellect « au repos » connaît et contemple la vérité intelligible [6].
Précisons d’abord quelques points particuliers du vocabulaire scolastique. Certains mots ont en scolastique un « sens technique » précis qu’il convient de connaître, surtout lorsque ces mots font depuis longtemps partie du langage courant, et qu’ils ont de ce fait revêtu des acceptions qu’ils n’avaient pas à l’origine.
1. phantasmata: ce sont les images des choses sensibles reçues par les sens sans élaboration préalable.
2. species: les images (« phantasmes » dégagés de leurs conditions matérielles) sont appelées « impresses » (species impressae) parce qu’elles sont imprimées par les objets dans les sens. Elles deviennent « intelligibles » grâce à l’intellect agent et sont reçues dans l’« intellect passif »; elles sont appelées « expresses » (species expressae) parce qu’elles sont exprimées à partir des espèces impresses. Ce ne sont pas les idées, mais ce par quoi l’intellect passif est préparé pour la formation des idées. [7]
3. illuminatio (ou abstractio) : c’est l’abstraction opérée à partir des espèces impresses.
4. intellectus agens: l’intellect agent ou actif qui opère l’illumination ou abstraction.
5. intellectus patiens: l’intellect patient ou passif qui provoque l’acte d’intellection.
6. intellectus superior: c’est l’Intellect supérieur ou Intellect divin. C’est de lui que vient l’intellect agent qui participe en quelque sorte à l’Intellect supérieur. [8]
Nous allons résumer les points les plus importants de l’enseignement courant de la scolastique au sujet de l’intellect (C. BOYER, (o.c), II, pp. 83 ss). Nous verrons plus loin la position particulière de saint Bonaventure .
1. L’intellect ne voit pas les intelligibles dans l’essence divine : en effet, les intelligibles ou « idées » en Dieu sont Dieu lui-même [9] ; comme nous ne contemplons pas Dieu lui-même, nous ne contemplons par les intelligibles dans l’essence divine. La position contraire est soutenue par les « ontologistes ». [10]
2. L’intellect n’a pas d’idées « innées ». C’est à partir des choses sensibles, à l’aide de l’expérience que nous formons nos idées. Par ce point la philosophie scolastique s’éloigne de l’enseignement de Platon . [11]
3. L’intellect nous permet de comprendre à l’aide d’images reçues par les sens. C’est à partir des données sensibles que nous formons les concepts. Un aveugle né ne peut pas avoir le concept de « couleur » et l’on sait aujourd’hui combien le progrès intellectuel est lié au bon fonctionnement des sens, de la mémoire et de l’imagination.
4. L’intellect est « actif » et il est appelé pour cette raison « intellect agent ». Les images et les impressions reçues par les sens ne sont pas à elles seules suffisantes pour déterminer notre intellection. Il faut que les données sensibles soient en quelque sorte élaborées d’une manière active pour en extraire le contenu intelligible et provoquer notre intellection.
5. L’intellect agent appartient en propre à chaque âme humaine. Sur ce point, la philosophie scolastique s’éloigne fermement des enseignements d’Avicenne et d’Averroès.
L’existence d’un intellect agent dans chaque homme n’exclut pas mais exige l’existence d’un Intellect supérieur séparé auquel l’intellect agent soit relié par une certaine participation. L’âme humaine, en effet, « n’est pas tout entière intellective, mais en partie seulement. Elle atteint l’intelligence de la vérité à l’aide du discours et par le mouvement de l’argumentation. Elle a même une intelligence imparfaite, puisque d’une part elle ne comprend pas tout, et que d’autre part, dans ce qu’elle comprend, elle procède par le passage de la puissance à l’acte. Il faut donc qu’il existe un intellect supérieur qui aide l’âme à comprendre ». Cet intellect parfait est l’Intellect divin. [12]
L’intelligence humaine accède aux idées de la façon suivante: le réel est considéré comme de l’« idée » reçue dans la mati ère. L’intellect dégage cette idée par un processus qui « désindividualise » en quelque sorte l’idée hors de la matière, et qui est appelé « abstraction » ou « extraction ».
Certains philosophes scolastiques pensent qu’il n’y a pas de distinction réelle entre l’intellect agent et l’intellect passif qui seraient deux aspects d’une même faculté. Saint Thomas refuse cette confusion des deux intellects parce qu’un même principe ne peut être à la fois en acte et en puissance relativement à une même chose. Par rapport à l’espèce intelligible, l’intellect agent est en acte pour qu’il puisse la produire; par rapport à la même espèce, l’intellect passif est en puissance, car il la reçoit et c’est par elle qu’il est « actué », d’où le nom d’intellect possible ou potentiel qui le désigne parfois. Il y a donc dans l’homme deux intellects qui concourent à l’intelligence d’une même espèce: l’un en est la cause, l’autre en est le récepteur [13].
Outre « l’illumination des phantasmes », l’intellect agent a des fonctions importantes; c’est lui en particulier qui forme dans l’intellect passif les « principes premiers » et qui les utilise ensuite comme des instruments au cours de l’argumentation pour faire passer l’intellect passif de la puissance à l’acte au moment des conclusions.
D’autres scolastiques, saint Bonaventure en particulier, soutiennent la théorie de la « double illumination »: l’une vient de l’intellect agent créé qui forme les espèces et les principes, l’autre vient de l’Intellect incréé ou des « raisons éternelles » qui impriment directement dans l’intellect passif tout ce qui est absolu, éternel et immuable dans la certitude du vrai. Saint Thomas d’Aquin reste partisan d’une seule illumination, car, pour lui, l’intellect agent est une participation à la lumière divine (ipsa participatio divini luminis) de sorte que connaître à la lumière de l’intellect agent, c’est connaître par les « raisons éternelles » d’une manière adaptée à notre condition terrestre [14]. Les thomistes disent que c’est également l’opinion de saint Augustin, mais ils ne sont pas unanimement suivis sur ce point.
Retenons en tout cas l’opinion très élevée que se sont faite les scolastiques de l’intellect humain puisqu’ils l’appellent « lumière émanée de Dieu » (lumen derivatum a Deo), sans pour autant la considérer comme un principe distinct de l’âme. [15]