Voici maintenant que tout change, et que le vieux Parménide consent à donner quelque idée, au jeune Socrate , des exercices auxquels on doit se livrer préliminairement, si l’on veut espérer de saisir, en lieur précieuse vérité, le beau, le bon et le juste. Ici commence un jeu de discours, le plus abstrait et le plus facile, et qui semble le plus vain, le plus sophistique le plus inutile, le plus creux qui soit. Pour conduire le disciple à prendre au sérieux ce jeu, juste assez, mais non point trop, il est utile de rappeler ce qu’était Parménide, et quels paradoxes il jeta dans le monde. Rien n’est plus aisé à comprendre dès que l’on s’en tient au discours. L’être est et le non-être n’est pas, tel est l’axiome initial. D’où l’on tire que l’être est un ; car s’il était deux, un des deux ne serait pas l’autre ; et n’être pas ne peut se dire de l’être. Indivisible aussi ; car par quoi divisé ? Par un autre être ? Même impossibilité. Un donc, sans semblable, sans parties, tel est l’être. Tout ce qui est, il l’est. Ce qui n’est pas n’est rien ; et donc n’a aucune puissance d’être jamais ; ce qui n’est pas ne sera pas. L’être ne deviendra donc jamais ce qu’il n’est pas. Absolument il ne peut devenir, ni changer en aucun sens. Il est immuable. Immobile encore plus évidemment. Le mouvement des parties y est impossible puisqu’il n’a pas de parties ; le mouvement du tout n’a pas de sens, puisque l’être est sans rapports avec quoi que ce soit. Zénon , le disciple, est célèbre pour avoir prouvé directement, s’attaquant à l’apparence même, que le plusieurs n’est point et que le mouvement n’est point. Ces derniers arguments sont les mieux connus, et ne se laissent point mépriser ; c’est même par la flèche et l’Achille qu’on apercevra quelque résistance logique en ces aériennes constructions. De Parménide on sait bien ce qu’il concluait ; on tire aisément ses preuves de ce que Platon lui fait dire. Quel genre de preuves ? Logique au sens rigoureux du mot, c’est-à-dire fondé uniquement sur le discours. Que la loi du discours soit la loi des choses, c’est la supposition peut-être la plus téméraire qui soit ; mais il est difficile de la bannir tout à fait de nos pensées. Après les sévères leçons de Kant , nous nous posons maintenant de belles questions. « Quand je construis le triangle et que je le perçois, suis-je sur le chemin de l’idée ? Ne sont-ce pas plutôt mes discours invincibles, invincibles à partir d’une hypothèse, qui me rapprochent de l’idée ? » Il semble que la chose nue ne puisse porter la preuve, ni non plus le discours nu. On verra, on soupçonne déjà que Platon interrogeait de même le triangle, le carré, le cercle. Et il faut savoir que cette querelle de l’esprit avec lui-même n’est pas réglée. La pure logique se cherche toujours et prétend toujours.
Il y eut sans aucun doute une ivresse de discours en ce monde Grec, où le principal pouvoir venait de persuader. Quelques-uns, qui usaient fort bien de ce jeu, le surmontaient par un autre jeu. Gorgias passe pour avoir soutenu, en des preuves alternées, que l’être est, puis que le non-être est ; qu’ainsi l’être n’est pas ; mais de nouveau que l’être est. C’était comme un pur art de plaider. Et la preuve en cette fragile dialectique était, autant que nous savons, celle-ci que l’on retrouve aussi dans Platon, c’est qu’on ne peut pas dire de quoi que ce soit qu’il n’est pas s’il n’est absolument pas, car alors on n’en penserait rien du tout. On peut mépriser ce genre d’argument, qui étonne à peine, et qui n’éclaire point. Convenons pourtant que c’était une première réflexion. L’esprit se retire des choses et cherche ses propres lois. Il ne trouve rien de solide ; il se moque ; il rit. C’est quelque chose de rire ; et ce qui fait rire a paru digne encore de ce beau nom d’esprit. Si l’on veut se garder ici de trop de sérieux, il faut lire, avant le Parménide, l’Euthydème, qui est une bouffonnerie sans malice, où l’on trouve des raisonnements comme celui-ci : ta chienne a des petits ; elle est mère, elle est tienne ; donc elle est ta mère. Socrate ne fait que rire devant ces grossières apparences ; on ne réfute point ce qui n’est que jeu de mots. Toutefois je soupçonne que l’art profond et toujours très caché de Platon veut ici nous faire entendre qu’en d’autres sujets, et quand la conclusion nous plaît, nous savons bien faire arme de raisonnements qui ne valent guère mieux que celui-là. On verra, par d’autres exemples, que Platon excelle à faire entendre, sous l’apparence d’un simple jeu, ce qu’il importe le plus de savoir. On se demande si Platon n’aurait point pesé et jugé cette logique du prétoire, qui prouve si aisément ce qui plaît, et enfin s’il n’a pas saisi, dans sa forme pure, cet art de plaider qui savait si bien se moquer de lui-même. Certes il ne faut pas oublier que c’est Platon qui a nommé dialectique cet autre art, sérieux et profond entre tous, qui permet, de remonter aux pures idées et peut-être d’en redescendre. Mais tout nous dit qu’il n’a rien montré, en ses Dialogues, de la vraie dialectique. Sa constante méthode est, au contraire, de nous dessiner quelque tableau énigmatique où soudain nous nous reconnaissons, nous et nos pensées. Ainsi avertis, et libres à l’égard du discours, nous pouvons aborder la deuxième partie du Parménide. Donc, et sur le modèle de ces raisonnements que j’ai reproduits plus haut, on cherche, en posant que l’un est, ce qui en résulte et n’en résulte pas pour l’un et pour les autres choses. L’un est indivisible, sans parties, sans forme, sans mouvement, sans changement, sans âge, c’est-à-dire sans rapport au temps. On reconnaît la thèse de Parménide. Mais ici il prouve ensuite tout le contraire, d’après cette remarque que, si l’un est, on n’a plus, seulement l’un, on a aussi l’être, qui est autre que l’un, et encore l’autre, qui fait, si l’on peut dire, un troisième personnage, et enfin tous les nombres, les parties, le changement, le mouvement, l’âge. Après quoi l’on revient, et l’on suppose que l’un n’est pas. Mais il importe de tout lire, puisque Parménide nous a avertis qu’il s’agit seulement d’un exercice. On remarquera que ce, jeu est joué avec un sérieux étonnant. Il serait sans fin ; il cesse sans que l’on sache pourquoi. Encore une fois Platon nous laisse là.
Cette sorte de nébuleuse est-elle grosse d’un monde ? Faut-il voir ici les premières articulations d’un système où les idées de nombre, d’espace, et de temps naîtraient de l’un indéterminé, par une division intérieure, par une opposition et corrélation à la fois, qui serait la loi cachée de toutes nos pensées ? On peut le croire, malgré l’apparence de simple exercice, annoncée d’abord, et encore marquée dans la suite par le changement de l’hypothèse. Et, quoique Platon semble vouloir nous fatiguer d’une métaphysique qui prouve ce qu’elle veut, il est permis de chercher en ce dialogue comme le fantôme d’une doctrine secrète. Car la négligence de Platon est souvent étudiée. Il n’annonce jamais ce qui importe, et même nous détourne quelquefois de nous y jeter, comme s’il ; craignait par-dessus tout la prise brutale des mains. Mais quand le système y serait, quand on pourrait ici deviner, sous le jeu des contradictions, quelque chose de, cette méditation pythagorique qu’Aristote rapporte de Platon, et qui faisait naître toutes les. pensées et toutes les choses de l’un et du deux, il reste, de ces entretiens entre Platon et Socrate, qui sont tout notre Platon, une leçon cent fois redite, et qui a plus de prix que le système. Mais qu’est-ce que c’est donc ? Une légèreté de touche, une précaution devant la preuve, un retour au commencement, un art de tendre, et de détendre, de nouer et de dénouer le fil ténu, une défiance à l’égard de cette pensée terrestre, qui tire de l’essence les propriétés comme d’un tonneau ; une attention, au contraire, à l’univers entier des relations, oppositions, répulsions, attractions, qui font un ciel mouvant de formes, d’impalpables et d’instables nuées, légères de secrets, d’aventures et de créations. N’y pas trop croire. N’a-t-il pas dit aussi qu’il faut toujours quelque contraire de Dieu ? Il nous contera d’autres mythes, ceux-là chargés de mati ère, et de vies sans commencement. Ici, à l’opposé, l’esprit sans mémoire, l’esprit neuf et trop libre, qui se refuse à continuer. Ici le mythe de l’entendement pur, peut-être.