Concevons le célèbre cheval de bois ; donnons-lui des yeux, des oreilles, des narines, et que les choses y fassent empreinte. Ce n’est pas ainsi que nous pensons ; l’odeur n’est pas ici et la couleur là ; mais la couleur et l’odeur sont pensées ensemble dans l’objet. Me voilà donc à rassembler mes sens en quelque sens commun, cerveau ou comme on voudra dire, où les sensations soient ensemble. Mais c’est encore cheval de bois. Les parties de ce sens commun font encore qu’une sensation n’est point où est l’autre ; ou bien, s’il n’a pas de parties, nous sommes à la pensée, à l’âme, enfin à ce qui n’est point chose. Mais ce genre d’argument ouvre le chemin à d’étonnantes remarques, qui font entrevoir l’idée. Car, s’il vous plaît, cette pensée que les sensations sont différentes, cette pensée aussi que la vue n’est point l’ouïe, où est-elle ? Et cette pensée que les sensations sont plusieurs, où est-elle ? Et cette pensée que les parties du sens commun sont plusieurs, où est-elle ? Mieux, cette pensée de plusieurs est-elle elle-même plusieurs ? Nous voilà ramenés aux cinq osselets, humble exemple. Mais Socrate dit dans le Phédon quelque chose qui est encore plus simple et plus désespérant, par cette évidence qu’il fait paraître et qu’aussitôt il cache. Car, dit-il, il ne savait plus comment deux et deux pouvaient faire quatre ; bien pis, il ne savait plus comment un et un pouvaient faire deux. Est-ce le premier un qui devient deux, ou le second, ou quoi ? Mais est-il possible que un devienne deux ? Et enfin, ces cinq osselets, comment sont-ils cinq ? Le cinquième fait cinq, mais ce n’est pas lui qui est cinq ; ni lui, ni aucun des autres. Le cinq est en tous et comme posé sur eux, indivisible . Le cinq est sans parties ; le cinq n’est pas une chose ; le cinq ne périt point ; il ne devient point ; il ne vieillit point. Le cinq, c’est une pensée. Mais ce n’est pas assez dire ; car ce n’est pas parce qu’on y pense que le cinq est cinq. Il était cinq avant, il est cinq encore après. Dans les nombres il a sa place éternelle, et sa nature que rien ne corrompt. C’est une idée.
Ici sans doute je me trompe, par aller trop vite, par ne point suivre cette loi de patience et de précaution que les Dialogues nous enseignent. Je veux faire monnaie et chose de ce qui n’est ni monnaie ni chose. J’ai trop vite conclu que le cinq est fils du ciel ; car il est fils de la terre aussi, par ces osselets. Je les fais sauter, je les disperse, je les rassemble ; ils sont toujours cinq. Mais sans ces différences qu’ils jettent à mes sens, sans cette autre loi qui les repousse et les déplace les uns par les autres, de façon qu’ils soient toujours séparés et chacun en son lieu, penserais-je cinq ? Et dans ce cinq, qui les fait cinq, n’est-ce pas le même un que je retrouve aussi en quatre, en trois, en deux, par qui deux est un nombre, trois, un nombre, quatre, un nombre ? Et comment cet un peut-il être deux, et trois, et quatre 7 Par sa nature ? Par la rencontre ? Toujours est-il que cet un du plusieurs n’est pas un par le plusieurs. Bien plutôt c’est le plusieurs qui est plusieurs par l’un. Car c’est l’un qui rassemble. Mais tous les uns ainsi rassemblés sont un.
En ces étranges et invincibles pensées, j’entrevois seulement que l’un n’est pensé dans le nombre que par son rapport à lui-même, par cette opposition et distinction qui fait qu’il est le même en tous et pourtant autre. Non pas en même temps le même et en même temps autre ; mais plutôt il semble que l’un se meut et se transporte, selon un ordre qui fait naître les nombres, éternellement naître les nombres. Et puisqu’il y a ici quelque loi de production qui fait naître toujours les mêmes nombres selon le même ordre, en cette loi serait la vérité éternelle des nombres, et peut-être l’idée. Ainsi il se pourrait bien que l’idée de cinq ne soit pas elle-même cinq, et que cinq ne soit nombre que par tout l’ordre des nombres. Finalement, ce jeu énigmatique, que Platon me laisse ici le soin de mener comme je pourrai, me fait connaître, ou tout au moins soupçonner, que l’idée est toujours hors d’elle-même, toujours autre chose que ce que je connais d’elle, et que penser c’est se dépasser en cette réflexion, toujours cherchant l’idée de l’idée, ce qui est ne point se prendre à la chose ni se laisser tromper à la chose, peut-être. Une pensée n’est point comme une pierre. Ainsi que le Théétète me laisse comme suspendu, cela même, m’instruit.