Peu d’auteurs ont suscité tant de gloses diverses que Silesius , de G. Tersteegen à Leibniz , de Schlegel à Hegel , de Schopenhauer à Heidegger , de Droste-Hülshoff à Rückert, de G. Keller, le Zurichois, à Hans Urs von Balthasar , le Bâlois...
Dans sa lecture chaque génération opère une sélection, tant par voie d’exclusion que par voie d’élection. Chaque génération s’approprie un auteur. Silesius a été souvent annexé. Le phénomène apparaît dès le XVIIIe siècle avec le piétisme. Gottfried Arnold (1666-1714) et surtout Geihard Tersteegen (1697-1769) dans son Geistliches Blumen, Gartlein inniger Seelen, oder kurtze Schlussreimen... (1729), un jardin floral spirituel, infléchissent l’œuvre de Silesius vers un individualisme mystique accentuant l’expérience personnelle de son propre fond (Grund ) divin, (Gott in uns), sans recours à une quelconque Église institutionnelle.
Leur contemporain Leibniz (1646-1716) a nettement moins d’affinités avec Silesius que le courant piétiste, somme toute fort proche de Franckenberg et du Silesius des livres I et II. Il est le premier d’une longue liste de commentateurs à commettre des contresens flagrants. Il note dans une lettre à Pacus du 28 janvier 1695 : « On rencontre chez ces mystiques quelques passages qui sont extrêmement hardis, pleins de métaphores difficiles et inclinant presque à l’athéisme, ainsi que je l’ai remarqué dans les poésies allemandes, belles d’ailleurs, d’un certain Angelus Silesius (...) » (Leibnitii opéra, éd. Dutens, VI, 56).
Au XXe siècle on relève le même phénomène d’appropriation qui peut s’opérer en parfaite légitimité, comme dans le livre de Frederick Franck, The Book of Angelus Silesius with Observations by Ancient Zen Masters (Londres, Wildwood House, 1976), ou de manière naïve, comme sur le plat du florilège édité par Arfuyen (trad. Roger Munier, 1988) une main anonyme a cru bon de signifier aux lecteurs de l’opuscule que la méditation de Silesius (le « jésuite [sic [1]] apparaît aujourd’hui proche du Zen ».
Parfois un relativisme bien caractéristique d’aujourd’hui mine complètement les acquis de l’histoire et de l’histoire littéraire, ce relativisme justifiant une sorte de permissivité interprétative autorisant toutes les lectures, même celles qui sont infirmées par les faits et la biographie de l’auteur. La complexité de Silesius semble d’ailleurs inciter d’aucuns à une approche sans critères impliquant une démission critique : « À propos des sentences à facettes multiples qui composent le plus original de ces poèmes, Le Pèlerin chérubinique, on peut indéfiniment discuter ou infléchir l’interprétation dans un sens ou dans un autre, chercher selon le cas le luthérien ou le catholique, le militant fanatique même, voire le mystique étranger à toute confession. » (E. Susini, dans Encyclopaedia Universalis , t. I, p. 96).
Beaucoup ont cru voir en Silesius un penseur hétérodoxe. Seule une méconnaissance profonde du christianisme et de ses différents courants mystiques peut expliquer sinon justifier une telle énormité. Pour les unvertrauten Ohren (les oreilles non familiarisées), comme les appelle Hans Urs von Balthasar, qui se font du christianisme une conception excessivement étroite, toute formulation osée devient étrange et on la qualifie d’étrangère à la doxa .
Or d’un strict point de vue historique, et aussi d’un point de vue théologique non sectaire, Silesius resta toute sa vie parfaitement orthodoxe. On peut même dire que son évolution vire vers une position de plus en plus orthodoxe après sa conversion au catholicisme de la Contre-Réforme. Silesius a d’ailleurs reçu pour Le Pèlerin chérubinique l’imprimatur du doyen de la faculté de théologie de l’université de Vienne, Nicolas Avancin, sj, et l’approbation de l’official et du vicaire général de la Silésie, Sébastien von Rostock.
Face aux accusations diverses, aussi légères qu’arbitraires, d’hérésie, voire de panthéisme (Hegel, Vorlesungen über die Aestetik, t. I, Stuttgart-Bad Canstatt, F. Fromman Verlag, 1964, t. 12, p. 493), C. Seltmann réhabilitera Silesius (Angelus Silesius und seine Mystik, 1896). Pour beaucoup d’épigrammes il a recherché des parallèles dans l’Écriture, chez les Pères grecs ou latins ou même chez les scolastiques. Cette démonstration systématique reste après un siècle parfaitement probante. Illustrons ce propos par deux épigrammes à première vue audacieuses et problématiques :
Pas d’éternité en enferConsidère au bout du comptequ’auprès de Dieu il y a l’éternitéAuprès du diable, en enfer,l’éternelle temporalité. [V, 74.]
Cette subtile distinction entre deux infinis de nature différente se retrouve déjà chez Thomas d’Aquin qui émet la même conviction : « In inferno non est vera aeternitas, sed magis tempus » (Summa 1, 10, 3c et ad 2).
Un second exemple encore plus typique d’une thèse en apparence hétérodoxe, mais qui en réalité se rattache à une des plus anciennes traditions de l’Église primitive :
L’homme était la vie de DieuAvant même d’être quelque chose,j’étais la vie de Dieu :Aussi s’est-Il livré tout entier pour moi. [I, 73.]
Conscient de sa hardiesse Silesius renvoie explicitement à Jean 1, 3-4 : Quod factum est, in ipso vita erat. Il se fonde sur le prologue du quatrième évangile pour affirmer que rien de ce qui fut ne fut sans le Verbe éternel et que sur le plan divin les catégories temporelles ne sont pas d’application.
D’un point de vue plus général, soulignons avec Cari Keller, professeur à l’université de Lausanne et éminent spécialiste de la mystique comparée, qu’il faut se montrer très prudent et réservé dans l’emploi du terme « orthodoxe ». Il est essentiel de replacer les auteurs spirituels dans leur contexte vital : celui d’une religion à laquelle ils adhèrent et d’une foi qu’ils intériorisent ou même qu’ils affinent et épurent. Vouloir couper ce cordon ombilical de leur tradition religieuse, c’est s’exposer aux pires contresens. Le milieu d’incubation originel conditionne l’exacte interprétation tant d’auteurs chrétiens tels que Eckhart , Ruusbroec et Jean de la Croix , que de soufis comme Ibn Arabi , Ghazali ou al-Hallaj . Ce que le Père Guido de Baere énonce à propos de Ruusbroec s’applique parfaitement à Silesius : « Ruusbroec était chrétien ; en tant que chrétien il était mystique et en tant que mystique il était capable de témoigner avec plus de persuasion de son christianisme, de son vécu chrétien. La mystique n’était pour lui nullement une religion parallèle » (« De mystiek van Ruusbroec : Meer dan natuurlijk », Kultuurleven, janvier 1993, p. 35).