Toutes nos considérations, jusqu’à présent, ont consisté en une tentative de description purement éidétique qui, consciemment, se voulait indépendante des circonstances historiques. Il est permis d’interpréter de la sorte la mystique « en général », mais non un mystique particulier, malgré la tendance frappante à se répéter, qui est le propre de la littérature de cette sorte sur l’espace de plusieurs siècles. Silesius , en tant que mystique, doit également être compris après avoir été replacé dans son temps, si nous devons l’interpréter en tant que Silesius, et non comme l’un des exemplaires de l’eidos intemporel de la mystique.
Il est clair et incontestable que le Pèlerin chéruhinique fait partie de cette puissante vague prépiétiste qui, à dater de Sébastien Franck, se manifeste sans interruption dans l’Allemagne protestante. Nous pensons au courant non confessionnel de la deuxième Réforme auquel, sans le savoir, Luther a donné une impulsion par le succès qu’il a remporté, et qui, convaincu de reconstituer et de continuer le contenu premier et authentique de la Réforme, a pris à Luther ce qui l’unissait à la tradition mystique : l’idéal d’un christianisme spirituel, dans son opposition à la religion rituelle. La mystique, comme Albert Ritschl l’a sans doute démontré de façon convaincante, était étrangère à Luther et étrangère à l’esprit du luthéranisme qui, lorsqu’il proclamait l’autonomie de la foi en face des réalités terrestres, ne visait nullement à nier ces réalités sur le plan moral, et qui ne prônait pas davantage la fuite loin de la temporalité. La préface élogieuse de Luther à la Théologie allemande date de 1516, elle est donc antérieure au moment critique, tandis que les éloges de Tauler , en 1518, se limitent à certains points et ne sont importants que par confrontation avec la théologie scolastique. Il n’empêche, remarque Ritschl, que « les traces de mystique disparaissaient de ses écrits au fur et à mesure que son horizon réformateur s’éclairait ». Pour Luther, les valeurs religieuses peuvent être atteintes par l’entremise de la communauté, tandis que la communion mystique de l’individu aspirant à l’identification avec Dieu est de toute évidence inconcevable dans sa doctrine, tout comme l’idée du royaume de Dieu, que soit l’individu, soit une collectivité humaine pourrait édifier sur terre à son propre usage. La temporalité est bien temporalité ; aucun effort ne parviendra à la transformer ni en paradis individuel, comme les mystiques le désireraient, ni en paradis collectif, comme s’y attendaient les anabaptistes.
Les spiritualistes qui, pendant la seconde moitié du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe, essayèrent paradoxalement, par une fuite hors du monde, de s’assurer dès la vie temporelle des conditions paradisiaques, lorsqu’ils venaient exposer leurs espoirs à l’intérieur de l’Église luthérienne, durent vite se convaincre qu’ils étaient étrangers au monde protestant, et ils attribuèrent ce fait à la dégénérescence et à la laïcisation des communautés. Certains d’entre eux, surtout ceux dont les idées étaient moins radicales, restèrent membres de l’Église protestante, comme Philipp Nicolai ou Johann Arndt; d’autres subirent des persécutions, ce qui fut le cas de Boehme , ou ne les évitèrent qu’en se masquant, comme le fit Weigel ; d’autres, enfin, abandonnèrent ouvertement les communautés, en passant sur des positions non confessionnelles, comme Christian Hohburg ou Franckenberg; quelques-uns aussi se convertirent au catholicisme qui tolérait tellement mieux les mystiques (Christoph Besold, Angelus Silesius). La religiosité luthérienne, uniformisée et appauvrie, sanctifiant le labeur d’ici-bas et les rigueurs de la vie quotidienne, n’avait pas créé le moindre cadre à l’intérieur duquel des individus dominés par la passion mystique auraient pu se réfugier. Le mouvement de la spiritualité non confessionnelle, rejetant toutes les valeurs des associations religieuses visibles, attirait tous ceux qui voyaient dans l’idéal luthérien de l’esprit dominant la vie temporelle une mystification voilant en fait l’intégration de la vie religieuse dans l’ordre terrestre établi. Le cours normal des choses voulait que ce fussent là des hommes à qui, en raison de leur situation sociale ou de leur situation personnelle, le siècle n’offrait aucune perspective et qui, dans la négation physique du temps, exprimaient leur propre impuissance.
Le caractère non confessionnel et non ecclésiastique de la mystique de Silesius n’a pas besoin, en réalité, d’une interprétation particulière; rien n’empêche qu’on le déchiffre directement dans ses formules et ses allusions, et il dévoile toute l’indifférence de l’auteur pour la piété tant catholique que luthérienne. Le dédain total des « œuvres » religieuses au bénéfice de l’ « essence » qui, seule, sanctifie chaque acte, peut évoquer, il est vrai, la tradition des débuts du luthéranisme :
Mensch, des Gerechten Schlaf ist mehr bei Gott geacht’t Als was der Sünder be’t und singt die ganze Nicht (V, 334).[Homme, le sommeil du juste a plus de prix pour Dieu que ce que le pécheur lui donne de prières et de chants toute la nuit.]
Toutefois, c’est là une concordance apparente, si nous remarquons que, du point de vue de Luther, les œuvres religieuses extérieures, et également l’amour actif du prochain ne comportent pas, il est vrai, de mérite autonome, mais sont des manifestations indispensables et spontanées de la foi. Pour Silesius, au contraire, ce qui est décisif dans la sainteté, c’est le rejet d’un quelconque souci touchant à des choses ou des affaires finies, à tout ce qui est « ceci ou cela » :
Wo dich noch dies und das bekümmert und bewegt,So bist du noch nicht ganz mit Gott ins Grab gelegt (I, 134).[Si ceci ou cela t’émeut ou t’agite encore,tu n’es pas tout à fait mis au tombeau avec Dieu.]
Aucun acte saint n’a d’importance pour Dieu (I, 194), tandis que l’homme uni à Dieu l’est également dans chacune de ses activités :
Gott sind die Werke gleich; der Heilige, wenn er trinkt,Gefallet ihm so wohl, als wenn er bet’t und singt (V, 170).[Les œuvres sont égales à Dieu; le Saint, quand il boit,lui agrée autant que lorsqu’il prie et chante.]
Dans cette religiosité quiétiste, antinomianiste, les moyens extérieurs de salut — la communauté, les sacrements, les prières vocales, l’Écriture sainte — tout est tour à tour désavoué comme une manifestation d’attachement au monde des créatures qui, sur la voie royale de l’unification, ne peut constituer qu’un boulet que l’on traîne. Ce n’est pas la prière qui est nécessaire, mais le silence dans lequel la voix humaine s’éteint afin de céder la place à la parole divine :
Wenn du an Gott gedenkst, so hörst du ihn in dir;Schwiegst du und wärest still, er red’te für und für (V, 330).[Quand tu penses à Dieu, tu l’entends en toi-même :si tu te taisais et restais calme, Il parlerait sans cesse.]
Inutile de chercher un contact avec Dieu par l’Eucharistie, du moment que le saint consomme Dieu tout aussi bien dans chaque morceau de pain et fait l’expérience de sa présence :
Wenn du vergottet bist, si isst und trinkst du Gott(Und dies ist ewig wahr) im jedem Bissem Brot (II, 120).[Si tu est déifié, tu bois et tu manges Dieu(et ce sera éternellement vrai) dans chaque bouchée de pain.]
La Bible écrite n’a pas d’importance, du moment que le Christ s’est transmis à nous comme « Livre vivant de vie » (V, 176) et du moment que c’est le Verbe divin intérieur, et non la lettre, qui sauve :
Die Schrift ist Schrift, sonst nichts . Mein Trost ist Wesenheit;Und dass Gotin mir spricht das Wort der Ewigkeit (II, 137).[L’Écriture est Écriture, rien de plus. Ma consolation est l’essence,et que Dieu dise en moi le Verbe d’éternité.]
Tous les thèmes qui opposent la mystique à ri importe quelle religiosité confessionnelle, et qui se résument dans une négation passionnée de tout intermédiaire entre l’âme et Dieu (Weg mit dem Mittelweg! — II, 43. [A bas cette cloison!]), reviennent constamment au long de ces pages, aussi bien dans des appels généraux que particuliers, directs ou indirects.
Cette orientation, qui explique bien pourquoi Silesius a quitté le luthéranisme, ne rend donc pas encore compte de sa conversion au catholicisme; en effet, l’Église romaine, quoique nettement plus pluraliste et plus douée pour la tolérance (au sens médical du terme) aux envolées mystiques, était en définitive embrassée par cette même négation doctrinale de la confessionnalité, exposée dans les distiques de Silesius de façon flagrante. On peut comprendre que dans la situation qui était celle où le catholicisme entreprit en Silésie l’effort de reconquête des terrains perdus, cette tolérance ait dû être augmentée. On peut comprendre l’approbation donnée par l’Église à une œuvre nettement non confessionnelle d’intention, et où ont été introduits de courts passages mettant l’accent, uniquement par allusions, à la conversion de l’auteur : le poète avait formellement répudié le luthéranisme sous le coup direct de son amer ressentiment contre la censure cléricale; il représentait une conquête précieuse aux yeux de ses supérieurs qui ne voulurent pas risquer de le rejeter hors de l’Église par un nouveau coup assené par la censure; il était difficile de prévoir l’influence qu’aurait le Pèlerin chérubinique à longue échéance. Partout, du reste, où l’œuvre de la Contre-Réforme exigeait de gros efforts, le devoir principal était de maintenir les fidèles au sein de la collectivité ecclésiastique, ce qui laissait énormément de latitude lorsqu’il s’agissait d’excès individuels. La situation ne se modifia que plus tard, lorsque ces latitudes apparurent trop risquées. Il est évident que la publication du Pèlerin chérubinique avec l’imprimatur de l’évêque allait être inconcevable trente ans plus tard, après le procès de Molinos et la répression du quiétisme, lorsque des écrits bien moins radicaux (par exemple le Catéchisme spirituel de Surin ou les œuvres d’Antonio de Rojas) furent mis à l’index.
On peut remarquer, à propos des dissidents venant d’une dissidence, qu’une certaine inertie les attire vers la formation à laquelle ils ont appartenu au départ, ou encore, que les réformateurs de la Réforme font parfois preuve d’une tendance à revenir à des positions antérieures à la Réforme. Nous connaissons, au XVIIe siècle, de nombreux exemples de ce genre, parmi ceux qui professent une spiritualité non confessionnelle (Joost van den Vondel est, en Hollande, un cas à certains égards parallèle à celui de Silesius, le terrain ayant été constitué ici par la communauté mennonite d’Amsterdam). Cette tendance générale (renforcée, sous l’angle doctrinal, par le fait que, ce qui détournait en particulier les spirituels de la Réforme, était la théorie de la justification et l’idée de prédestination, donc des points sur lesquels le catholicisme semblait être plus favorable à leurs goûts) n’explique pourtant aucun cas particulier; de la même façon, la loi de la gravitation n’explique pas le fait que j’aie cassé un verre en le lâchant. On pourrait comprendre qu’un catholique de naissance ait pu, s’il avait eu des tendances semblables à celles de Silesius, rester dans l’Eglise; sa pensée religieuse n’explique absolument pas sa conversion; elle n’en est pas la condition suffisante. Nous avons toutes les raisons de supposer que Silesius-le-catholique représente l’une des nombreuses conquêtes de la technique jésuite qui, au lieu d’exiger immédiatement une conversion complète de l’âme errante, adaptait, au contraire, à chaque fois, la religion aux besoins du pécheur, et supposait d’avance qu’il y avait conformité entre la foi et la situation individuelle de celui qu’elle convertissait, afin de diriger ses pas, par la suite, progressivement et en douceur, dans une direction conforme aux intérêts de la Compagnie. L’art d’éduquer les âmes, technique parfaitement mise au point par les jésuites, supposait que l’Eglise peut tirer profit de chacune d’entre elles, si elle sait se mettre au travail ; que véritablement, tous les chemins mènent à Rome ; que même le péché, l’hérésie, l’incroyance, les désirs impurs, l’idolâtrie — tout peut contenir une énergie utilisable, à condition que le confesseur connaisse bien la mati ère à laquelle il s’attaque. Du moment que le monde est l’œuvre de Dieu, du moment que la grâce suffisante a été conférée à chacun, du moment que la nature est attirée vers Dieu, alors, dans chaque mouvement des sentiments ou de la pensée, serait-il méprisable, est contenue une trace de cette gravitation inamissible; il faut simplement savoir à quoi s’attaquer pour entraîner le tout, faire prendre conscience au pécheur du fait que son péché est le désir inconscient qu’il a de la sainteté, qui dévie peut-être de sa direction. Le principe de la sainteté fondamentale de la nature permet de développer un nombre illimité de techniques de conversion; c’est ce qui modèle cette souplesse admirée à juste titre, grâce à quoi le directeur de conscience, au lieu de violer la nature du pénitent en l’enfermant dans le carcan d’une discipline insupportable, fait semblant d’être entièrement d’accord avec la situation qui est la sienne, et ne lui fait qu’ensuite prendre progressivement conscience du fait que son véritable désir était, dès le début, de servir fidèlement la véritable foi; car telle est la tendance réelle de toute nature.
Johann Schefller était un homme faible, cherchant protection, cédant facilement à l’influence de son entourage. Il est redevable aux jésuites de sa formation catholique. Nous ne connaissons, il est vrai, aucun détail de son cheminement vers la foi, mais les faits cités permettent d’estimer que la conjonction de la technique jésuite de la conversion et du caractère du poète explique bien à la fois son baptême et la publication, avec l’approbation de l’Église, du Pèlerin chérubinique. L’œuvre d’écrivain de Silesius nous contraint de supposer que la méthode des Pères de Breslau fut efficace : il s’est détourné progressivement de la mystique non confessionnelle, pour devenir un catholique de plus en plus fervent. Le sens de la conversion de Silesius ne peut donc pas être saisi en s’en référant au caractère de sa religiosité. Il faut supposer que la cérémonie de sa conversion ne fut que le commencement d’un chemin au cours duquel s’opéra progressivement, par la suite, son intégration complète au style de pensée catholique. La déchéance de Silesius-poète ne fut assurément pas trop cher payer les bénéfices du salut; du reste, il est difficile d’apprécier dans quelle mesure et en quel sens celle-ci fut fonction de son changement confessionnel. La biographie de Silesius n’est pas, comme le dit Ritschl, une preuve en faveur de la nature catholique de la mystique en tant que telle; elle ne fournit qu’un témoignage élogieux — or, nous en avons un nombre incalculable — de l’art, mis au point par la Contre-Réforme, et surtout par la Contre-Réforme jésuite, de mettre toutes les aspirations humaines « naturelles » au compte de l’éloge de Dieu.